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HISTOIRE SOCIALISTE

ne croit pas se livrer à un jeu d’esprit puéril en se demandant ce qui fût advenu, et quel tour aurait pris l’histoire, si Mirabeau avait en effet convaincu et entraîné le roi.

Il est, je crois, le seul homme de la Révolution qui suscite dans l’esprit une hypothèse capable de balancer un moment la réalité. C’est qu’il agissait avec des énergies de pensée et de volonté extraordinaires en un temps où la pente des événements est encore incertaine et où il semble que de vigoureuses impulsions individuelles en peuvent déterminer le cours.

Si le rêve de Mirabeau s’était accompli, si Louis XVI avait eu confiance dans la Révolution et lui avait inspiré confiance, s’il était devenu le roi de la Révolution, il n’y aurait pas eu rupture entre la France moderne et sa séculaire tradition. La Révolution n’aurait pas été acculée, par la trahison du roi et l’agression de l’étranger, aux moyens extrêmes et violents. Elle n’aurait pas surtout été obligée à l’immense effort militaire d’où à la longue la dictature napoléonienne est sortie.

Le plan de Mirabeau préservait donc la France du césarisme et de la « servitude militaire, la plus dégradante de toutes ». Il la préservait aussi de la prédominance d’une oligarchie bourgeoise, et le régime censitaire de Louis-Philippe était aussi impossible que le régime guerrier de Napoléon. Malgré la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs, la Révolution a créé, d’emblée plus de quatre millions d’électeurs, et la royauté, selon les vues de Mirabeau, pour porter en elle la force du peuple entier, aurait donné le suffrage universel.

Ainsi c’est une monarchie à la fois traditionnelle, moderne, parlementaire et démocratique qui aurait ordonné et stimulé de haut les mouvements d’un grand peuple libre. Sans doute, elle n’aurait pu faire violence à l’évolution économique. Elle n’aurait pu empêcher, dans le sein de la société industrielle, l’antagonisme croissant du capitalisme et du prolétariat, mais habituée déjà par une grande audace révolutionnaire à se dégager des entraves du passé et à coordonner son action à l’action des forces nouvelles, elle aurait pu s’incliner peu à peu vers la classe ouvrière et seconder son mouvement. Les forces gaspillées par la France en révolutions périodiques et en formidables dépenses militaires, auraient été consacrées tout entières à un développement intérieur, continu et paisible.

Voilà les perspectives qu’ouvre à la pensée le génie de Mirabeau, et on y entre un moment avec quelque complaisance. Mais qui sait si, malgré tous les orages et toutes les souffrances, le destin de la France révolutionnaire, tel que l’histoire l’a tracé, ne vaut pas mieux pour la France elle-même et pour le monde ?

Sans doute, la lutte à outrance de la Révolution contre les puissances d’ancien régime et contre la royauté elle-même, a abouti à des crises désespérées et à des accès de despotisme : mais elle a aussi créé une prodigieuse exaltation