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HISTOIRE SOCIALISTE

donné un pouvoir réel, sans précédent, une force d’exécution incomparable, proportionnée à la force législative de la nation elle-même.

Dès ce moment, une royauté inviolable et héréditaire, largement dotée, nommant les ministres et les officiers de haut grade, armée d’un veto suspensif de six ans, était une force de premier ordre ; il ne lui manquait qu’une chose, la confiance de la nation révolutionnaire.

Au lieu de geindre, pour le compte du Roi, sur « ses pertes personnelles », Necker aurait dû exalter le gain d’autorité et de pouvoir que la royauté devait à la nation affranchie. Mais la médiocrité phraseuse et vague de cet homme convenait à l’irrésolution du Roi.

Malgré le bon vouloir de l’Assemblée, l’effet du discours royal fut superficiel et très court. Louis XVI restait, nonobstant ce prône ministériel, en dehors de la Révolution, dans une sorte de terrain vague et de zone neutre où il aurait été exposé bientôt aux coups des deux partis. À cette zone neutre Mirabeau voulait l’arracher, pour jeter la royauté en plein mouvement révolutionnaire, pour la grandir en la « nationalisant ».

Le grand homme était arrivé à l’Assemblée riche déjà d’expérience et de gloire. Ce qu’il y a d’extraordinaire en Mirabeau, c’est que la véhémence même de ses passions animait en lui un grand esprit de règle. Il avait beaucoup souffert des tyrannies de l’ancien régime ; son père avait obtenu contre lui des lettres de cachet et l’avait fait emprisonner à Vincennes pour des désordres de conduite qu’un peu d’indulgence aurait sans doute apaisés.

Mais si, dans cette captivité dure, son ardeur de liberté s’était exaltée encore, il n’était point devenu un révolté vulgaire, cherchant à détruire par vengeance ; il avait médité au contraire profondément sur les conditions d’un ordre nouveau.

Dans les lettres, brûlantes de passion sensuelle, que de Vincennes il écrivait à « son amante » Sophie, femme du juge Mounier, il lui disait parfois :

« Gardons-nous de glorifier l’adultère et de faire de notre libre amour, qui a son excuse dans des circonstances exceptionnelles, un principe social. »

Jusque dans ses emportements et ses dérèglements il gardait le sens de l’ordre, et son orgueil même, en lui persuadant que sa destinée était extraordinaire comme son génie, l’aidait à élever l’idéal de la vie sociale au-dessus de ses propres erreurs. Ses dissipations, son insouciance des intérêts matériels et les rigueurs de son père l’avaient réduit à contracter des dettes, et leur humiliant fardeau l’aurait accablé si, parfois, dans l’extrémité de la gêne et même de la misère, il ne s’était sauvé par un effort de travail prodigieux où se redressait toute sa fierté.

Ses études et ses livres, son éloquent essai sur le despotisme, ses lettres sur Bicêtre, ses mémoires diplomatiques, ses pamphlets contre l’agiotage