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HISTOIRE SOCIALISTE

qui élèvent l’humanité, a repoussé le vil métal dont on voulait payer son dévouement à la patrie. »

Marat ne veut pas que les soupçons du peuple se dissipent et s’égarent. Il ne veut pas non plus qu’il use sa force et qu’il compromette la Révolution par des violences déréglées : « Les émissaires (des aristocrates) répandus parmi le peuple s’efforcent de le porter aux derniers excès ; ils veulent le dégoûter de la liberté en ne lui faisant éprouver que les malheurs de la licence. »

Marat, ayant ainsi élagué tous les jets téméraires de passion, invite le peuple à réfléchir aux manœuvres de la contre-révolution.

Elle a, selon lui, un double but. Elle veut d’abord endormir le peuple par d’apparentes concessions. Le coup de théâtre de la nuit du 4 août est savamment machiné ; les aristocrates se sont donné un air de générosité, et ils ont pu éluder ainsi l’affirmation des principes décisifs qui auraient sauvé la Révolution.

Comment les nobles peuvent-ils se faire gloire de sacrifices qu’ils n’ont consentis que sous la menace des paysans ? « Quoi ! s’écrie Marat, c’est à la lueur des flammes de leurs châteaux incendiés qu’ils ont la grandeur d’âme de renoncer au privilège de tenir dans les fers des hommes qui ont recouvré leur liberté les armes à la main ? »

En même temps qu’elle essaie de duper le peuple, la contre-révolution médite de le harasser. Elle veut l’affoler par de perpétuelles alarmes, l’épuiser de fatigue en lui imposant un service de patrouille et de garde incessant, et elle compte sur l’inévitable lassitude pour ramener la nation à la servitude, devenue, enfin la forme nécessaire du repos.

Les ouvriers, comme exaltés par une ivresse de liberté, s’imaginent qu’elle leur donnera la force de souffrir longtemps pour la Révolution, ils se trompent ; cette exaltation tombera vite : « Vous ne tenez qu’un fantôme, vos ateliers sont déserts ; vos manufactures sont abandonnées ; le gain des ouvriers et des maîtres diminuant peu à peu (par l’hiver) avec la longueur des journées, ajoutera à la misère commune ; des légions de domestiques mis sur le pavé, augmenteront la foule des indigents. » Il faut sortir des fictions et voir clairement la réalité : « Que des déclamateurs vantent sans jugement les charmes de la liberté. Elle n’a de prix que pour le penseur qui ne veut pas ramper et pour l’homme appelé par sa fortune et son rang à jouer un rôle, mais elle n’est rien pour le peuple. Que lui font les Bastilles ? Il ne les connut jamais que de nom. »

Et Marat, donnant à ce qu’on pourrait appeler l’esprit de classe sa formule la plus étroite, ajoute ces étranges paroles : « C’est un sujet de réflexions singulières pour le philosophe que l’ardeur avec laquelle de malheureux ouvriers ont exposé leurs vies pour détruire ce monument de la tyrannie, qui n’était que pour leurs oppresseurs. » Quoi ! les ouvriers de Paris devaient-