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HISTOIRE SOCIALISTE

la fin de septembre le battage devait être assez avancé. Le peuple criait beaucoup à l’accaparement : il nous est très difficile d’avoir là-dessus des notions exactes et certaines. La compagnie des frères Leleu, par exemple, était accusée par les uns d’envoyer du blé de France à l’étranger pour le réimporter et bénéficier de la prime que recevaient les importateurs. Lostalot au contraire prenait la défense des frères Leleu, et Necker, qui avait un intérêt évident à assurer l’approvisionnement de Paris, les protégeait.

Il ne semble pas en tout cas que les spéculations sur les grains aient été à cette date la cause principale de la rareté et de la cherté. Mais dans l’universelle commotion des premiers jours révolutionnaires, chaque commune se substituait au pouvoir central ; la peur de manquer de blé déterminait les habitants des villages à empêcher toute expédition ; les convois de grains dirigés sur la capitale étaient souvent arrêtés par les villes placées sur le trajet ; et comme le moindre retard affolait Paris, la capitale vivait dans une fièvre continue, une sorte de fièvre de la faim, quoiqu’en somme le pain ne manquât pas.

Dès les mois d’août et septembre, ce sont les femmes de la Halle, organisées en corporation, qui sont comme les interprètes, les porte-parole de toutes les femmes des pauvres ménages de Paris. À plusieurs reprises elles envoient des déléguées à l’Hôtel de ville pour se plaindre des trop longues stations à la porte des boulangers et pour demander que le prix du pain soit abaissé à deux sous la livre aussitôt que la nouvelle récolte sera disponible. Par elles toute la souffrance ouvrière de Paris, disséminée en d’innombrables ménages, prend un corps et une voix. Et de même qu’au moment où se discutait le veto, les révolutionnaires du Palais-Royal avaient l’idée de marcher sur Versailles pour imposer leur volonté à l’Assemblée, de même les femmes de Paris ont l’idée que si le Roi était arraché aux intrigues de la Cour et amené à Paris, l’abondance entrerait avec lui dans la capitale. Le mouvement de Paris sur Versailles, préparé et ébauché à la fin d’août, reste ainsi la tentation permanente des esprits. Sous l’agitation révolutionnaire bourgeoise frémit la grande souffrance du peuple : et c’est sur la même pente que toutes ces forces inquiètes vont se précipiter.

Au-dessous encore de toute cette agitation, à des profondeurs inouïes de colère et de révolte, commence à agir la pensée de Marat. C’est comme un sombre feu souterrain de désespoir et de haine. C’est le 13 septembre que commence à paraître le Publiciste de Paris qui deviendra dans quelques semaines l’Ami du Peuple. D’emblée l’écrivain étonne par un mélange extraordinaire de fanatisme et de réalisme aigu. Il n’est pas vrai, comme on l’a dit, qu’il ait toujours cherché à surexciter le soupçon. Il a presque aussi souvent gourmandé le peuple pour ses défiances étourdies que pour sa confiance aveugle. Il défend dès ses premiers numéros M. de la Salle, accusé à la légère de conspiration : « Dans ce moment où les esprits étaient si