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HISTOIRE SOCIALISTE

demandent la permanence des Assemblées, c’est-à-dire que les sessions soient annuelles et qu’il y ait toujours des députés. C’est pour la liberté une garantie ; mais ils proposent que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres : la deuxième, le Sénat, serait formée de deux cents membres présentés par les Assemblées provinciales et nommés par le Roi. Ils seraient sénateurs à vie et ne pourraient être éligibles que s’ils avaient une propriété territoriale. Même pour être admis à la Chambre populaire, il faudrait avoir une propriété.

« Il paraît difficile de nier, disait Lally Tolendal, que l’homme le plus indépendant est le plus propre à défendre la liberté, que l’homme qui est le plus intéressé à la conservation d’un pays est celui qui le servira le mieux ; que l’homme qui aura le plus à craindre de la vindicte publique est celui qui se portera le moins à trahir l’intérêt public ; or, quel est le plus indépendant, de celui qui possède ou de celui qui ne possède point ? Quel est le plus intéressé à la conservation d’un pays, de celui dont la propriété, dont l’existence tiennent au sol de ce pays ou de celui qui, en le quittant, n’aura rien à regretter ? Lequel a le plus à craindre de la vindicte publique, de celui qu’elle peut déposséder pour le punir de sa prévarication ou de celui qui, en se dérobant par la fuite, pourra braver le juste ressentiment des citoyens qu’il aura trahis ? »

C’est toute la théorie de la bourgeoisie conservatrice et censitaire. Si l’on ajoute à cela que chacune des deux Chambres, dans le plan du Comité, aura un veto illimité sur les décisions de l’autre, et que le Roi aura un veto illimité sur toutes les deux et si l’on remarque que même pour être électeur, pour faire partie des assemblées primaires il faut payer une imposition directe de trois journées de travail, on sera obligé de conclure que le projet de Constitution soumis à l’Assemblée nationale était la négation même de la démocratie. Des millions de pauvres, d’ouvriers, de manœuvriers, exclus du droit électoral, un Corps législatif divisé et réduit, par cette division, à une sorte d’impuissance, des sénateurs à vie et nommés par la Royauté, le droit de veto illimité du Roi, quel moyen reste-t-il à la volonté nationale et populaire pour aboutir et même pour se formuler ?

Or, par un curieux symbolisme, ce plan était présenté à la fois par un noble vaguement libéral et par un bourgeois modéré. C’était comme la concentration de toutes les forces conservatrices : les hommes les moins intransigeants de l’ancien régime et les hommes les plus conservateurs du régime nouveau se rencontraient et s’accordaient pour imposer à la Révolution des freins sans nombre. Cet accord de Lally Tolendal, de Mounier, et aussi de Malouet, c’est-à-dire, pour parler le langage d’aujourd’hui, de la droite modérée, du centre droit et du centre gauche, n’allait-il point réduire au minimum le mouvement d’émancipation de la France ?

C’était pour la Révolution une heure vraiment critique : il s’agissait de