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HISTOIRE SOCIALISTE

Les constituants n’auraient pu sans doute lui opposer la moindre réponse. Mais il n’y avait point de conscience prolétarienne pour poser la question, et les métaphysiciens de la bourgeoisie pouvaient ainsi glisser la propriété bourgeoise parmi les droits naturels et imprescriptibles.

Cette illusion même avait sa source dans la réalité, presque toute entière bourgeoise. Mais vienne l’heure où le prolétariat saura réfléchir sur sa destinée et ses intérêts de classe, il saisira un contraste violent entre les droits naturels de tout homme, proclamés par la Révolution bourgeoise, et sa propre dépendance sociale : alors la Déclaration des Droits de l’homme, changeant de sens et de contenu à mesure que se modifie l’histoire, deviendra la formule de la Révolution prolétarienne : car, comment l’état social peut-il garantir aux prolétaires le libre usage de leurs facultés et un accroissement de leur liberté naturelle s’il ne leur assure pas la propriété ?

Malouet, avec son instinct conservateur, avait pressenti le péril, et il disait, le 1er août à l’Assemblée.

« Je sais, que les Américains (par leur Déclaration des Droits) ont pris l’homme dans le sein de la Nature et le présentent à l’univers dans sa souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l’égalité, étrangers au luxe ainsi qu’à l’indigence ;… Mais nous, messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d’hommes sans propriété… qui s’irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l’opulence.

« On ne croira pas, sans doute, que j’en conclus que cette classe de citoyens n’a pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté doit être comme l’astre du jour qui luit pour tout le monde. Mais je crois, Messieurs, qu’il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés dans une situation dépendante voient plutôt les justes limites que l’extension de la liberté naturelle. » Vaine prudence et même dangereuse, car si la bourgeoisie révolutionnaire, par peur d’éveiller le prolétariat somnolent et passif, avait hésité à invoquer les Droits de l’Homme et à confondre son droit avec celui de l’humanité, elle aurait perdu la force nécessaire pour lutter contre l’ancien régime, contre la féodalité, contre l’Église et contre toutes les tyrannies de l’univers conjuré. Il lui était plus sûr de dresser comme signal de bataille un haut idéal du droit humain, dût ce hautain signal mettre bientôt en mouvement pour des révolutions nouvelles la multitude des salariés.

La bourgeoisie révolutionnaire, pour combattre de haut, devait s’élever jusqu’à l’humanité, au risque de dépasser elle-même son propre droit et d’avertir au loin un droit nouveau. C’est cette intrépidité de classe, c’est cette audace à forger des armes souveraines, dût l’histoire un jour les retourner contre le vainqueur, qui fait la grandeur de la bourgeoisie révolutionnaire. Par là aussi, l’œuvre de la Révolution, pour toute une période de l’histoire, fut universelle.