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HISTOIRE SOCIALISTE

néral, toute diminution d’impôt ou de charge foncière retourne au profit du propriétaire.

« Les gros propriétaires n’en deviendront pas plus utiles ou n’en feront pas mieux cultiver leurs terres, parce qu’au lieu de 10, de 20.000 livres de rente ils en auront, à l’avenir, 11 ou 22.

« Quant aux petits propriétaires, qui cultivent eux-mêmes les champs, ils méritent certainement plus d’intérêt : hé bien ! il était possible de les favoriser dans le plan de rachat que je propose : il n’y avait qu’à faire dans chaque paroisse une remise sur le prix total du rachat, à l’avantage des petits cultivateurs et, proportionnellement à leur peu d’avance. »

Toute cette argumentation est spécieuse et habile mais, malgré l’ennui d’abandonner en effet les dîmes à de grands et riches propriétaires, la Révolution agit sagement en décrétant leur suppression sans rachat. Avant tout, puisque la Constituante n’apportait aux paysans qu’un allégement illusoire dans l’ordre féodal, il fallait qu’elle les encourageât et les liât à elle par le bienfait immédiat de la suppression des dîmes.

Les dégrèvements légers, et d’ailleurs bien difficiles à calculer, que Sieyès offre pour les propriétaires-cultivateurs, ne suffisent pas. D’ailleurs, ce qui donne à la suppression des dîmes sans rachat une valeur vraiment révolutionnaire c’est que, par là, l’Assemblée s’obligeait elle-même à aller plus loin dans l’expropriation de l’Église.

Comment pourvoir, en effet, au traitement des curés ? Avec les impôts ? Ils ne rentraient plus. La suppression pure et simple des dîmes aggravait donc encore le déficit et acculait l’Assemblée à l’aliénation générale du domaine ecclésiastique. À côté de ces deux grands résultats révolutionnaires, la popularité de la Révolution dans les campagnes et la nationalisation des biens du clergé, qu’importait l’ennui d’un cadeau de quelques millions aux grands propriétaires fonciers !

Sieyès avait bien vu l’engrenage d’expropriation où entrait l’Assemblée, et voilà pourquoi il résistait dès l’origine. Seul, dans la presse révolutionnaire, l’étourdi et vaniteux Brissot, toujours en quête de singularité, fit écho à Sieyès.

À l’Assemblée, l’abbé de Montesquiou et Sieyès ne furent soutenus par personne. La noblesse, égoïstement, garda le silence. Non seulement elle calcula que l’abandon des dîmes accroissait son revenu foncier, mais elle pensa surtout que cette satisfaction immédiate, obtenue aux dépens du clergé, rendrait les paysans moins âpres à poursuivre l’abolition des droits féodaux : elle espérait détourner l’orage sur les biens ecclésiastiques. Calcul médiocre ! car les paysans, au contraire, comprendront d’autant moins la nécessité du rachat pour les droits féodaux, qu’ils auront été dispensés du rachat pour la dîme : et, quand la Nation aura sécularisé les biens du clergé et créé le formidable appareil des assignats, il lui sera plus aisé d’appliquer aux biens des émigrés le même système d’expropriation.