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HISTOIRE SOCIALISTE

tables, cela représente, au denier 30, la somme énorme de trois milliards six cent millions.

Comment la propriété paysanne aurait-elle pu tirer, si je puis dire, de ses entrailles, cette terrible somme ? Comment l’aurait-elle pu surtout après deux années de mauvaises récoltes qui avaient appauvri le cultivateur et qui, en obligeant la France à acheter au dehors beaucoup de blé, avaient fait passer à l’étranger une grande partie de notre numéraire ?

Ajoutez à cela que les dîmes, le 4 août, avaient été aussi déclarées rachetables. Or, comme elles s’élevaient, elles aussi, à près de 120 millions, c’est encore plus de trois milliards qu’aurait dû de ce chef payer la France agricole. Comment aurait-elle pu payer ainsi plus de six milliards à la noblesse et au clergé ?

D’ailleurs, il était extrêmement dangereux pour la Révolution de donner aux nobles et aux prêtres qui, même après l’abolition des droits féodaux et des dîmes, détenaient encore la moitié de la terre de France, ce prodigieux surcroît de puissance financière. La Révolution aurait fait d’eux les premiers capitalistes de France, comme ils en étaient les premiers propriétaires fonciers, et les décrets du 4 août, si les clauses du rachat avaient été littéralement et rapidement exécutées, auraient abouti à remettre à la contre-révolution un formidable trésor de guerre.

Enfin, la vaste opération financière par laquelle l’Assemblée rétablit l’équilibre de ses finances, je veux dire la vente des biens du clergé qui va être décidée en principe dès le mois de novembre, aurait été inapplicable si les paysans et propriétaires bourgeois s’étaient sérieusement employés à racheter les droits féodaux. Comment auraient-ils pu acquérir les biens d’Église nationalisés, et alimenter ainsi le trésor public si, à la même date, ils avaient dû donnera la noblesse des milliards comme rançon des redevances féodales ?

Personne, si je ne trompe, n’a signalé cette contradiction entre la politique du rachat féodal affirmée par l’Assemblée le 4 et le 6 août, et la politique qu’elle va adopter à l’égard des biens ecclésiastiques. Pourtant cette contradiction est tellement criante, qu’il me paraît impossible qu’elle n’ait pas été saisie des hommes d’État de l’Assemblée. Donc, de toute façon, les décrets du 4 août, avec la clause du rachat, sont frappés d’instabilité. La Révolution est acculée à ce dilemme : ou bien, malgré d’illusoires formules de libération, elle prolongera en fait la féodalité et maintiendra les redevances seigneuriales théoriquement rachetables, mais, réellement irrachetées ; ou bien elle substituera peu à peu, sous la pression continue des paysans, l’expropriation sans indemnité ou rachat.

C’est à cette solution qu’elle aboutira enfin avec la Législative et la Convention, contrainte à répudier la politique restrictive et conservatrice pratiquée, en matière féodale, par la Constituante. En attendant, il me paraît