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HISTOIRE SOCIALISTE

que la propriété des nobles, si elle constituait une propriété d’un ordre tout spécial, n’ayant aucun rapport avec la propriété individuelle bourgeoise, le Tiers-État n’avait aucune raison de la ménager.

Le noble pouvait dire : J’ai acquis cette rente foncière en échange du tel fonds de terre concédé par moi, et m’exproprier sans indemnité c’est violer un contrat de propriété analogue à ceux qui servent de base à la propriété bourgeoise : aussi la bourgeoisie hésitait-elle devant l’expropriation du noble. Elle avait peur de se frapper elle-même. Mais si la propriété du clergé était destinée surtout à assurer un service public, n’était-elle point par là-même la propriété de la nation ? On pouvait donc l’attribuer à la nation sans ébranler les contrats qui servaient de base aux propriétés particulières, et tandis que dans la nuit du 4 août la noblesse s’abrite savamment derrière la bourgeoisie contre l’expropriation paysanne, l’Église, au contraire, est à découvert : elle est isolée par la nature spéciale de son droit de propriété, et c’est elle surtout que la nuit du 4 août mit en péril immédiat.

Aussi bien, dès le 6 août, plusieurs ecclésiastiques, comprenant l’étendue du danger, protestèrent contre les votes, irréfléchis suivant eux, de la nuit du 4. Buzot alors, montant à la tribune, prononça pour la première fois la parole décisive, qui provoqua la plus violente agitation. « Je crois devoir, s’écria-t-il, attaquer directement les propositions des préopinants ecclésiastiques, et d’abord je soutiens que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. » Toute une partie de l’Assemblée éclata en cris de colère : la gauche applaudissait. Ainsi s’annonce, un des plus grands actes de la Révolution, celui qui l’a sauvée, la nationalisation des biens de l’Église.

Les décrets improvisés du 4 août furent accueillis par le peuple avec enthousiasme. Il est vrai que le doctrinaire et pédant Brissot, dans son journal le Patriote français, en parle avec froideur, et reproche à l’Assemblée sa marche précipitée, comme si le soulèvement des campagnes lui laissait le temps de discuter longuement. Mais dans le journal les Révolutions de Paris, Lostalot, dont le sens révolutionnaire n’était point faussé par la prétention insupportable de Brissot, raconte qu’à la nouvelle des décrets qui abolissaient les privilèges des ordres et la tyrannie féodale, les citoyens s’embrassaient dans les rues ; dans les campagnes, le retentissement fut immense.

Le texte définitif, rédigé par Duport, et adopté dans la séance du 6 août, était ainsi conçu.

« L’Assemblée nationale abolit entièrement le régime féodal ; elle décrète que dans les droits et devoirs tant féodaux que censuels, ceux qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle et à la servitude personnelle, et ceux qui les représentent sont abolis sans indemnité. Tous les autres sont déclarés rachetables, et le prix et le mode de rachat seront fixés par l’Assemblée nationale. Ceux desdits droits qui ne sont point supprimés par ce décret continueront néanmoins à être perçus jusqu’au remboursement. »