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HISTOIRE SOCIALISTE

le contenir et même le refouler. Dès qu’on légiférait, il devenait malaisé de décider l’expropriation des nobles sans indemnité, puisque même dans leurs cahiers de paroisses, les paysans, de sang-froid, n’avaient pas osé demander cette expropriation brutale et qu’ils avaient seulement réclamé le rachat.

Par un arrêté de l’Assemblée, on pouvait faire reculer la Révolution jusqu’aux cahiers, abolir les effets décisifs du vaste soulèvement spontané des paysans et leur arracher doucement la riche dépouille féodale qu’on ne pouvait leur reprendre de force.

Derrière la majesté de l’Assemblée nationale, la noblesse opérait un retour offensif, et c’est le Tiers-État lui-même qu’elle engageait à sa place. Ainsi s’explique l’insistance avec laquelle Noailles et d’Aiguillon affirment que les droits féodaux sont une propriété sacrée et que l’Assemblée ne peut en priver les nobles que moyennant une juste et même une large indemnité, au denier 30.

Pour que l’Assemblée tout entière ait accueilli ces deux discours avec des transports d’enthousiasme, il faut vraiment que le Tiers-État fût dans une étrange perplexité. Il lui était difficile de combattre les paysans. Il ne voulait point toucher à la légère au droit de propriété : l’apparent sacrifice des nobles lui sembla sans doute une solution.

Il serait assez triste, vraiment, que l’abolition même simulée du privilège féodal, fût seulement l’effet d’une manœuvre des nobles, et il serait douloureux que l’âpre voix paysanne n’eût pas retenti, en cette minute historique, dans la grande Assemblée bourgeoise, devant ces seigneurs qui venaient étaler je ne sais quel sacrifice équivoque où il entrait sans doute, même à leur insu, autant de calcul que de générosité.

Mais un obscur député de cette province bretonne, qui avait tant souffert de la dureté des nobles, se leva, et on eût dit que des souffrances longtemps contenues et comme ensevelies faisaient soudain éclater la terre. Oh ! le beau discours, véhément et rude, tout plein d’une mélancolie irritée. Ce n’est pas que Leguen de Kérangal ait vu ou dénoncé une intrigue dans l’offre si habile des nobles ; il termina au contraire « en rendant hommage aux vertus patriotiques des deux respectables préopinants qui, quoique seigneurs distingués, ont eu les premiers le courage de publier des vérités jusqu’ici ensevelies dans les ténèbres de la féodalité et qui sont si puissantes pour opérer la félicité de la France ».

Ce n’est pas non plus qu’il ait osé proposer l’expropriation sans indemnité ou que peut-être même il ait osé y songer. Au contraire, il demande la faculté de rachat et il offre le remboursement, au denier vingt ou vingt-cinq même, de l’odieux droit de mouture prélevé par le fermier du seigneur sur le pauvre paysan qui fait moudre son blé. Il indique même que les droits féodaux continueront à être payés jusqu’à leur entier remboursement en ca-