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HISTOIRE SOCIALISTE

représentant d’une de ces familles d’aristocrates qui, depuis Law, avaient spéculé, accaparé, monopolisé : c’est le duc d’Aiguillon. Il parle, avec plus de force, dans le sens du vicomte de Noailles :

« Ce ne sont point seulement des brigands qui, à main armée, veulent s’enrichir dans le sein des calamités : dans plusieurs provinces le peuple tout entier forme une ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres, et surtout pour s’emparer des chartriers, où les titres des propriétés féodales sont en dépôt. Il cherche à secouer un joug qui depuis tant de siècles pèse sur sa tête, et il faut l’avouer, Messieurs, cette insurrection, quoique coupable, (car toute agression violente l’est) peut trouver son excuse dans la vexation dont il est la victime. Les propriétaires des fiefs, des terres seigneuriales ne sont, il faut l’avouer, que bien rarement coupables des excès dont se plaignent leurs vassaux ; mais leurs gens d’affaires sont souvent sans pitié, et le malheureux cultivateur, soumis au reste barbare des lois féodales qui subsistent encore en France, gémit de la contrainte dont il est la victime. Ces droits, on ne peut se le dissimuler, sont une propriété et toute propriété est sacrée ; mais ils sont onéreux aux peuples et tout le monde convient de la gêne continuelle qu’ils leur imposent…

« Je ne doute pas que les propriétaires de fiefs, les seigneurs de terres, loin de se refuser à cette vérité, ne soient disposés à faire à la justice le sacrifice de leurs droits. Ils avaient déjà renoncé à leurs privilèges, à leurs exemptions pécuniaires ; et, dans ce moment, on ne peut pas demander la renonciation pure et simple de leurs droits féodaux.

« Ces droits sont leur propriété. Ils sont la seule fortune de plusieurs particuliers, et l’équité défend d’exiger l’abandon d’aucune propriété sans accorder une juste indemnité au propriétaire qui cède l’agrément de sa convenance à l’avantage public.

« D’après ces puissantes considérations, Messieurs, et pour faire sentir aux peuples que vous vous occupez efficacement de leurs plus chers intérêts, mon vœu serait que l’Assemblée nationale déclarât que les impôts seront supportés également par tous les citoyens en proportion de leurs facultés, et que, désormais, tous les droits féodaux des fiefs et terres seigneuriales seront rachetés par les vassaux de ces mêmes fiefs et terres s’ils le désirent ; que le remboursement sera porté au denier fixé par l’Assemblée, et j’estime, dans mon opinion, que ce doit être au denier 30, à cause de l’indemnité à accorder (c’est-à-dire que pour se libérer d’une redevance féodale, il faudra payer trente fois, en capital, le montant annuel de cette redevance). »

Et comme conclusion, le duc d’Aiguillon soumet à l’Assemblée une motion très détaillée en huit paragraphes.

Quel est le sens de cette intervention des deux grands seigneurs ? Tout d’abord, il faut écarter l’idée d’un entraînement, d’une sorte d’improvisation généreuse du cœur. On a trop représenté la nuit du 4 août comme une sou-