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HISTOIRE SOCIALISTE

droit de champart si les humbles glaneurs d’hier, devenus des moissonneurs révoltés, emportent toutes les gerbes ? Et s’exposera-t-on à perdre sa propriété pour avoir voulu l’affranchir ?

Le plus pressé est donc de faire face « aux brigands », de s’armer, de s’organiser. C’est ainsi que d’un bout de la France à l’autre se forment les municipalités de village. Et quand on s’est bien aperçu qu’il y a peu ou point « de brigands », que les prolétaires ne sont ni assez audacieux ni assez conscients, ni assez organisés pour substituer leur Révolution à la Révolution, d’un cœur allègre on marche contre les châteaux et on tourne contre l’ancien régime les armes qu’on avait saisies en un mouvement instinctif de frayeur.

Il y a donc comme un mouvement conservateur de contraction, de resserrement, qui est suivi d’une expansion révolutionnaire. Sous l’émoi de l’inconnu et devant le tressaillement des sans-propriété, les communautés des villages se replient sur elles-mêmes, nomment des hommes de confiance, instituent une milice et ayant ainsi garanti l’ordre de la propriété dans la Révolution, elles se précipitent contre le système féodal.

Ou plutôt ces deux mouvements, l’un conservateur, l’autre révolutionnaire sont liés et presque confondus en cette prodigieuse époque où les esprits surexcités et agrandis semblaient suffire à la fois à tous les problèmes. De même qu’à Paris dans les journées de péril qui précédèrent le 14 juillet, la bourgeoisie révolutionnaire sut armer ses milices contre les régiments de la Cour et désarmer les hommes qui lui paraissaient menaçants pour la propriété, de même, dans la campagne, le Tiers État rural s’organise à la fois pour protéger contre toute agression la propriété paysanne et pour abattre la féodalité.

L’ordre nouveau fait front à tous à les périls : et c’est bien le signe de sa légitimité historique : mais l’historien serait bien superficiel si sous la Révolution de bourgeoisie et de propriété paysanne qui s’organise, et triomphe en ces journées fécondes de juillet et d’août, il ne notait pas l’inquiétude profonde et l’instinctive révolte de ceux qui n’ont même pas un lambeau de terre. N’ayant pas de propriété, ils ne comprennent pas la Révolution comme une libération de la propriété affranchie du prélèvement féodal : ils la considèrent comme la libération de l’homme affranchi de la misère et de la faim. D’instinct, avec une sorte d’ingénuité farouche, comme les montagnards des Alpes qui descendent vers Ferney, et qui vont sans doute partager les grands biens laissés par Voltaire ils s’imaginent que l’heure est venue pour tous les hommes de jouir des fruits de la terre, et ils viennent tranquillement s’installer dans la Révolution comme dans leur demeure. Mais ils se heurtent aux canons de la bourgeoisie et aux fourches du propriétaire paysan : et ils retournent à leur misère, se disant sans doute tout bas qu’ils n’avaient pas compris.

La vérité est qu’ils ont compris trop tôt. L’histoire ferme sa porte à ces « mendiants » et leur dit brutalement « vous repasserez ». Ils repasseront en