Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/282

Cette page a été validée par deux contributeurs.
272
HISTOIRE SOCIALISTE

tous ces châteaux à meurtrières et à colombiers qui dominaient les villages et les plaines.

Soudain, comme un ressort qui se détend, les campagnes se soulevèrent. Et dans ce prodigieux soulèvement, il y eut deux mouvements bien distinct ? et en apparence même contraires. Il y eut d’abord comme un mouvement général de peur. La vieille autorité royale, qui depuis des siècles abritait le paysan tout en le pressurant, semblait ébranlée, et comme elle était pour le peuple des campagnes la seule forme saisissable de l’autorité, il parut d’abord aux paysans que la société elle-même croulait et qu’ils allaient être livrés, s’ils ne se défendaient, à tous les brigandages. Dans cette sorte de vacance du pouvoir, une légende de terreur se forme : « Voici les brigands ! Ils viennent brûler les bois, couper les blés, veillons et armons-nous. » D’un bout à l’autre de la France, les paysans s’arment en effet et font des battues dans la campagne pour découvrir les fameux « brigands » que d’ailleurs on ne trouvait pas.

Cette période de panique a laissé dans l’esprit des paysans une impression profonde et durable ; dans nos campagnes du Midi on parle encore de « l’annado de la paou », l’année de la peur. On dirait que ce souvenir a effacé tous les autres. Mais quelle fut donc l’occasion, la cause immédiate et concrète de cette universelle frayeur ? Il ne suffit pas de dire que le vaste ébranlement social dont la prise de la Bastille était comme le prologue disposait les esprits à de mystérieuses terreurs, et qu’au déclin d’une société, comme au déclin du jour, se lèvent de vagues et terrifiants fantômes.

On s’est trop dispensé, par cette interprétation mystique, de rechercher les vraies raisons du phénomène. Y eut-il un mot d’ordre de l’aristocratie, de la contre-révolution cherchant à répandre partout la peur ? L’Assemblée parut le croire, ou du moins elle essaya d’expliquer ainsi la panique.

Elle dit dans les considérants de son décret du 10 août : « L’Assemblée nationale considérant que les ennemis de la Nation ayant perdu l’espoir d’empêcher par la violence et le despotisme la régénération publique et l’établissement de la liberté, paraissent avoir conçu le projet criminel d’arriver au même but par la voie du désordre et de l’anarchie ; qu’entre autres moyens, ils ont à la même époque, et presque le même jour, fait semer de fausses alarmes dans les différentes provinces du royaume… »

En fait, le mouvement n’eut pas cette soudaineté absolue, qui révèle une sorte de conspiration, et l’Assemblée elle-même dit presque le même jour.

Si ces terreurs avaient éclaté sur un mot d’ordre et partout à la fois, elles auraient de même pris fin partout à la même date, après avoir, si je puis dire, constaté elles-mêmes leur vanité. Or, je note qu’à la fin d’août encore, la foire de Beaucaire est retardée de plusieurs jours « par peur des brigands », qui en effet auraient pu faire là une belle opération. Il n’y a donc pas eu simplement manœuvre contre-révolutionnaire.