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HISTOIRE SOCIALISTE

du 14 juillet, en même temps qu’elle est une grande victoire bourgeoise, est une grande victoire populaire. Sans doute la participation directe du peuple combattant à cette grande journée n’aura pas, pour les prolétaires, des conséquences immédiates. La Révolution en ses origines profondes est si essentiellement bourgeoise que, quelques semaines après le 14 juillet, quand l’Assemblée nationale, libérée par le peuple des attentats de la Cour, fixe le régime électoral et exclut du vote des millions de pauvres salariés, il ne vient à la pensée d’aucun député, et pas même des plus démocrates, de rappeler que devant la Bastille les ouvriers de Paris ont conquis pour les prolétaires de France le titre de citoyens actifs. Cette participation immédiate du peuple aux grands événements de la Révolution semblait un accident à la fois glorieux et redoutable qui ne pouvait faire loi pour la marche régulière d’une société ordonnée et libre.

Ce n’est pas en vain pourtant que dès ses premiers pas la Révolution bourgeoise a dû recourir à la véhémence des cœurs et à la force des muscles ouvriers. Quand la guerre contre les Vendéens, contre l’émigration, contre l’étranger portera au maximum la tension révolutionnaire, quand le peuple gardera, à côté des bourgeois héroïques, toutes les portes de la Révolution, il faudra bien lui donner enfin droit de cité ; comme les esclaves antiques qui conquéraient leur liberté sur les champs de bataille, les prolétaires vont conquérir le droit de suffrage et quelques heures brèves de souveraineté politique sur les champs de combat de la Révolution bourgeoise.

Lent sera l’effort et brève la victoire. Mais que le prolétariat ait pu, par l’échelle hardie des événements et des batailles, se hausser un moment à la direction de la Révolution bourgeoise, ou du moins y participer à côté des plus audacieux bourgeois, c’est pour lui un titre et une promesse d’avenir. Aussi est-ce sans trouble que dans l’immense foule qui, dans la journée du 14, a investi les Invalides d’abord, la Bastille ensuite, nous avons entrevu d’innombrables prolétaires. Qu’ils aillent à l’assaut : ils ne sont pas dupes. Désarmés peut-être demain par la bourgeoisie défiante, puis fusillés au Champ-de-Mars deux ans après, ils n’en ont pas moins marqué de leur courage et de leur force la grande journée révolutionnaire, et grâce à ces vaillants, il n’y a rien aujourd’hui sous le soleil qui appartienne pleinement à la bourgeoisie, pas même sa Révolution.

Mais c’est dans les campagnes, c’est parmi les paysans que la prise de la Bastille eut le plus retentissant effet. Depuis l’ouverture des États-Généraux, les paysans attendaient : quand donc l’Assemblée penserait-elle à leurs souffrances ? De loin, mais informés à coup sûr par ceux qui les avaient aidés à rédiger leurs cahiers, ils suivaient la lutte du Tiers contre les privilégiés et la Cour : ah ! si le Tiers pouvait être vainqueur, comme on abattrait vite la tyrannie des nobles ! Aussi la journée du 14 fut décisive. Paris avait pris sa Bastille : il restait aux paysans à prendre les leurs, toutes ces Bastilles féodales,