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HISTOIRE SOCIALISTE

sombre et triste château où tant de prisonniers d’État, roturiers ou nobles avaient gémi et qui semblait en travers du remuant faubourg Saint-Antoine barrer la vie et la joie était odieux à Paris, à tout Paris. Nous avons déjà vu Mercier souhaiter que les nouveaux plans de voirie emportent enfin la prison détestée : et dans leurs cahiers les citoyens nobles de Paris décident : « Sa Majesté sera suppliée d’ordonner la démolition de la Bastille. » Il n’y avait pas d’ordre, pas de classe sociale qui n’ait eu quelques-uns des siens au plus profond de ces cachots noirs. Si le Tiers-État et la noblesse ne donnaient pas au mot de liberté le même sens, du moins bourgeois et nobles se rencontraient-ils dans une commune haine de ce monument du despotisme ministériel. Et l’attaque contre la Bastille fut, de la part du peuple, un coup de génie révolutionnaire. Car même la noblesse de la grande cité ne pouvait, sans démentir odieusement ses paroles et ses haines d’hier, résister au mouvement. Ainsi la Cour était comme isolée dans son entreprise de coup d’État : et contre les régiments étrangers qui cernaient la Révolution ce n’est pas seulement la Révolution, c’est tout Paris qui se soulevait.

Avant tout il fallait des armes : entre neuf et onze heures du matin une foule immense se porta aux Invalides où était un grand dépôt de fusils, et enleva en effet vingt-huit mille fusils et cinq canons. La Bastille pouvait être forcée. Le comité permanent des électeurs réuni à l’Hôtel de ville essaya d’abord de prévenir le choc : puis, cédant à l’irrésistible passion du peuple, il essaya du moins d’obtenir par des moyens pacifiques la capitulation de la forteresse. Mais les négociateurs, à la seconde tentative, furent accueillis à coups de fusils : y eut-il méprise ? y eut-il trahison ? Le gouverneur de Launay paiera de sa tête tout à l’heure cette violation des lois de la guerre. Conduite par quelques héros qui franchirent les fossés, et coupèrent les chaînes des ponts-levis, la foule força la citadelle : hésitants, divisés, les soldats se rendirent. Les gardes-françaises avaient joué dans l’assaut un rôle décisif. Il est difficile de dresser une liste authentique des assaillants, « des vainqueurs de la Bastille ». Dès le lendemain des prétentions sans nombre s’élevèrent. Le journal Les Révolutions de Paris donne une liste très courte de ceux qui se distinguèrent particulièrement : « Le sieur Arné, grenadier des gardes françaises, compagnie de Ressuvelles, natif de Dôle en Franche-Comté, âgé de 26 ans, qui le premier s’empara du gouverneur, se porta partout avec courage, reçut plusieurs blessures légères et fut décoré à l’Hôtel de Ville de la couronne civique et de la croix de Saint-Louis que portait le sieur Delaunay.

« Le sieur Hullin, directeur de la buanderie de la reine à la Briche, qui avait engagé les grenadiers de Ressuvelles et les fusiliers de Lubersac à se rendre à la Bastille avec trois pièces de canon et deux autres que bientôt on y réunit ; le sieur Hullin a été un des chefs de l’action : il s’est exposé partout où le besoin l’a exigé ; il a été l’un des premiers à sauter sur le pont-