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HISTOIRE SOCIALISTE


A la fin de juin, quelques soldats des gardes-françaises, accusés par leurs chefs d’insubordination, furent enfermés à l’Abbaye, et le bruit se répandit bientôt dans Paris qu’ils allaient être transférés à l’odieux Bicêtre, dans cette horrible sentine de vices, de folie, de misère et d’infection. Le peuple soulevé enfonça les portes de l’Abbaye, délivra les soldats prisonniers, et les emmena au Palais-Royal, où une foule immense veilla sur eux. L’effet dut être très grand dans les casernes. Mais l’autorité militaire réclamait les soldats, et elle annonçait l’intention de les reprendre de force. Une députation de citoyens de Paris se rendit à l’Assemblée pour la prier d’intervenir auprès du roi en faveur des gardes-françaises.

Grave embarras pour l’Assemblée. Elle refusa d’abord de recevoir la députation. Intervenir, c’était empiéter « sur le pouvoir exécutif », c’était aussi encourager peut-être des mouvements de rue et des mouvements de caserne dont l’Assemblée ne voulait pas prendre la responsabilité. C’est ce que soutinrent avec force la droite et les modérés, Mounier et Clermont-Tonnerre. Mais il y avait un péril peut-être mortel pour la Révolution à abandonner les soldats aux répressions violentes de la monarchie. C’était rendre à la contre-révolution l’armée. Mirabeau, pour parer au danger, proposa l’envoi d’une adresse à Paris pour calmer le peuple, et d’une députation au roi pour demander la grâce des soldats. Chapelier, avec sa vigueur bretonne, dénonça la responsabilité de la Cour et du roi lui-même. « Il serait dangereux, dit-il, de témoigner une insensibilité cruelle pour ceux qui dans toute autre circonstance seraient coupables, mais qui aujourd’hui ne sont que trop excusables. En effet, quelle est l’origine des révoltes qui éclatent dans Paris ? C’est la séance royale ; c’est le coup porté aux États-Généraux ; c’est cette espèce de violation, cette usurpation de l’autorité exécutive sur l’autorité législative. » Presque toute la gauche applaudit Chapelier. Et l’Assemblée envoya une députation au roi, pour le supplier de rétablir l’ordre par la clémence. Ainsi l’Assemblée nationale évita de rompre le lien entre elle et le peuple de Paris. En s’isolant elle périssait.

Le roi fit grâce ; mais il est certain que conseillé par la reine et les princes, il vit dans les troubles de Paris l’occasion de rétablir son autorité par la force. Et il le signifia aussi clairement que possible à l’Assemblée par sa lettre du 3 juillet : « Je ne doute pas que cette assemblée n’attache une égale importance au succès de toutes les mesures que je prends pour rétablir l’ordre dans la capitale. L’esprit de licence et d’insubordination est destructif de tout lien, et s’il prenait de l’accroissement, non seulement le bonheur de tous les citoyens serait troublé, mais l’on finirait peut-être par méconnaître le prix des généreux travaux auxquels les représentants de la nation vont se consacrer. »

Cette phrase trahit tout le plan de la Cour. C’est à Paris qu’elle veut frapper maintenant la grande Assemblée de Versailles. La Cour s’est aperçue