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HISTOIRE SOCIALISTE


Ainsi, l’Assemblée nationale se trouve définitivement constituée par la réunion des trois ordres : et c’est le roi lui-même qui quatre jours après « le lit de justice tenu dans l’assemblée » consacre lui-même l’unité de la représentation nationale. Était-ce une suprême fourberie et la Cour voulait-elle aussi endormir les défiances pour mieux préparer le coup d’État militaire plus efficace que le coup d’État royal ? Ou bien était-ce chez le Roi simple oscillation de la faiblesse et découragement du grand échec moral du 23 ? Aucun témoignage certain, aucune confidence décisive ne permet en ces journées troubles de discerner le sens des volontés molles du Roi.

Mais les élus du Tiers avaient hâte d’interpréter cette nouvelle intervention du Roi, si équivoque pourtant, comme le retour de Louis XVI à ses vrais sentiments.

L’Assemblée vivait dans un état de conscience étrange ; elle ne voulait pas détruire la monarchie : elle ne songeait même pas que la chose fût possible et Camille Desmoulins qui était seul alors à se dire républicain, passait pour un étourneau tout à fait négligeable.

D’autre part, elle ne pouvait se dissimuler que depuis deux mois la conduite du Roi envers la nation n’était qu’un composé de faiblesse et de violence. Comment résoudre ce terrible conflit intérieur ? Par une fiction complaisamment et obstinément soutenue : le Roi était bon et tout ce qui venait directement de son cœur était excellent : mais il était obsédé de conseillers pervers qui faussaient sa droite volonté naturelle.

Protester contre les actes du Roi ce n’était donc point protester contre le Roi : c’était au contraire rétablir respectueusement sa volonté véritable déformée par de perfides inspirateurs. C’est cette fiction qui permettait à l’assemblée d’être à la fois monarchique et révolutionnaire, royaliste et désobéissante au Roi.

Peut-être en cette période première de la Révolution, cet expédient de pensée, qui nous étonne et qui nous blesse, était-il nécessaire. Si l’Assemblée s’était avoué à elle-même, nettement, que le Roi était l’allié naturel et le complice conscient des privilégiés en révolte contre la nation, si elle lui avait imputé la responsabilité personnelle et directe du coup d’État du 23 juin, elle eût été obligée de le mettre en accusation et de le déposer.

Or, la tradition monarchique était si forte, l’idée de la République était si étrangère aux esprits que la France eût cru tomber dans le vide en abandonnant la royauté. Fallait-il changer le Roi ? lui substituer le duc d’Orléans ou le comte de Provence ? C’était dresser royauté contre royauté, déconcerter la conscience du pays. Était-on sûr d’ailleurs qu’un nouveau roi n’aurait pas repris bientôt la forme séculaire et les prétentions de l’absolutisme royal ? il n’y avait qu’une solution : faire semblant de ne pas voir la vérité, et mettre de parti pris le Roi au-dessus même de ses actes.

Mais si ce mensonge dont l’Assemblée se leurrait elle-même était sans