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HISTOIRE SOCIALISTE

dont eux-mêmes subissaient encore le prestige et qu’ils s’efforçaient dans leur pensée de séparer des privilégiés allait-il appesantir sur eux la main des soldats ? et les cachots d’État recevraient-ils bientôt les grands bourgeois enchaînés ? La noblesse, étonnée de l’animation croissante de sa minorité dissidente jetait un regard étrange sur ce Tiers audacieux qui avait osé se dire la nation.

On allait le mater sans doute et l’humilier : mais n’allait-on pas aussi consacrer à jamais la toute-puissance royale et ministérielle et l’abaissement définitif de la noblesse dans la commune dégradation ? Qui sait d’ailleurs quels éclairs pouvaient jaillir de ce Tiers révolté, de cette masse sombre d’hommes de loi devenus des hommes de Révolution ? Peut-être aussi quelques-uns même des plus intransigeants comme Cazalès, se disaient-ils avec quelque regret que leur parole retentirait bien plus puissante et glorieuse dans l’Assemblée générale de la nation que dans l’étroite enceinte de la noblesse séparée. Seuls, les hautains prélats qui avaient machiné tout ce plan de Contre-Révolution triomphaient dans le secret de leur âme, du coup d’État prochain qui raffermirait le Trône et grandirait l’autel splendide, chargé de l’offrande des peuples.

Pourtant, la résistance des curés, la défection même de quelques hauts prélats comme l’archevêque de Bordeaux devaient jeter quelque trouble en ces cœurs rancuneux. Toute cette attente diverse eut été poignante si elle n’eût été comme tempérée par un doute : le roi n’agissait-il point trop tard ? Il semble que déjà trop de choses étaient accomplies pour que l’intervention royale pût changer brusquement la direction du destin : et les députés du Tiers, en décidant qu’ils continueraient à siéger après la séance royale semblaient réduire d’avance le coup d’État projeté à un événement inefficace qui ne briserait même pas la suite des délibérations.

Au bas de l’estrade où était élevé le trône, les ministres étaient assis : mais un fauteuil était vide, celui de Necker. Le ministre n’avait pas voulu jouer sa popularité dans cette aventure : il la désavouait même par son abstention ; mais il était absent et non démissionnaire. Le roi tolérait donc que son ministre protestât contre la volonté du roi. Cela encore allégeait sans doute le poids de cette séance et la gravité de l’attente générale.

Vers onze heure, le roi sortit du château. Sa voiture était précédée et suivie de la fauconnerie, des pages, des écuyers, et des quatre compagnies des gardes du corps, comme s’il avait voulu se couvrir de tout le faste de l’ancien régime pour arrêter la Révolution et s’assurer lui-même dans son droit chancelant.

Il entra dans la salle, accompagné des princes du sang, des ducs et pairs et des capitaines des gardes du corps. Les députés se levèrent, et se rassirent. Le roi parla. Quel hypocrite discours ! quel acte d’accusation perfide contre les États-Généraux !