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HISTOIRE SOCIALISTE

dant parfois si le pays énervé et lassé avant d’avoir agi, ne les laisserait pas tomber dans l’abîme. Mais le pays était admirable de clairvoyance et, averti par les lettres de députés, il faisait crédit à la bourgeoisie révolutionnaire de plusieurs mois de souffrance et d’attente, pourvu qu’enfin, à l’heure propice, elle s’affirmât.

Necker, au nom du roi, mit fin aux conférences qui traînaient, par une formule de prétendue conciliation qui livrait tout à l’arbitraire royal. Chaque ordre devait vérifier à part les pouvoirs de ses membres : si des contestations se produisaient de la part des autres ordres, une commission commune devait délibérer, et si l’accord ne se faisait pas, le roi jugeait en dernier ressort. Appliquez cette procédure aux autres questions, et toute la Révolution est remise aux mains du roi. Necker se disait sans doute qu’elle était par là même remise entre ses mains. C’était la consécration définitive de l’arbitraire royal et du despotisme ministériel.

Il n’y avait plus à hésiter, et quel que fût le péril d’une lutte directe contre les ministres du roi et contre le roi, on ne pouvait plus reculer d’un pas sans tomber dans le gouffre. Mirabeau, dans la séance du 5 juin, dénonça avec colère la manœuvre ministérielle et conseilla la résistance à outrance : « Ce serait manquer à nous-mêmes, Messieurs, ce serait prévariquer que d’adopter la proposition des commissaires du roi : elle attente aux droits de la nation, elle blesse également la justice et les convenances ; elle aurait les suites les plus redoutables ; elle paralyserait de mort l’Assemblée nationale avant même qu’elle eût manifesté son existence ; elle ferait avorter la dernière espérance de la nation. « Crut-il sentir à ce moment dans l’Assemblée une tentation de faiblesse ? Il a écrit plus tard dans une de ses lettres à la Cour : « L’Assemblée n’était venue que pour capituler. » Parole amère et injuste : car toute la conduite du Tiers atteste autant de fermeté que de sagesse, et Mirabeau n’était grand que parce qu’il savait trouver, dans la conscience même de l’Assemblée, le point d’équilibre des justes audaces et des nécessaires habiletés.

Le Tiers se donna quelques jours de répit, en prétextant qu’il attendait la clôture des procès-verbaux de la conférence, et pendant ces quelques jours, du 6 au 10 juin, la noblesse lui fournit le moyen de trancher le nœud. Elle n’avait pas vu sans jalousie l’influence croissante du clergé, et elle n’avait pas vu sans inquiétude l’action de la toute-puissance ministérielle. Elle comprit que la Révolution ainsi dénouée tournerait au profit du haut clergé et du roi, et qu’elle-même sortirait amoindrie encore, et quelque peu ridicule, de cette aventure. Elle fit donc quelques réserves, et prétendit que pour certaines catégories de députés elle devait juger en dernier ressort. Le Tiers-État se jeta avidement sur le moyen de salut que lui fournissait, sans le vouloir, la noblesse. Il s’écria qu’il était démontré enfin que toutes ces conférences étaient vaines, et comme il ne restait plus au Tiers-État qu’à affirmer son droit sou-