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HISTOIRE SOCIALISTE

roi par le haut clergé. Celui-ci sentait que les curés allaient lui échapper, et il conseilla à Louis XVI de se saisir de l’affaire. C’était un coup de maître : le roi devenait l’arbitre de la Révolution : après avoir réduit à un rôle subalterne les commissaires des États-Généraux, c’est-à-dire les États-Généraux eux-mêmes, il leur imposait dans la question du vote par tête ou par ordre, qui commandait toutes les autres, sa solution, et le haut clergé, ayant maté par l’intervention royale la résistance encore timide des curés, triomphait avec le roi : il devenait à ses côtés l’arbitre des événements, le suprême modérateur de la Révolution. Ainsi le génie clérical répondait, par une manœuvre hardie, au coup droit porté par Mirabeau. L’embarras des communes fut grand. Accepter ces conférences ? c’était tout livrer à l’arbitraire du roi et mettre la Révolution elle-même à la merci d’un arrêt du conseil. Les refuser ? c’était entrer en lutte avec le roi lui-même soutenu des autres ordres. Malouet aurait voulu non seulement qu’on envoyât des délégués à la conférence, mais qu’on leur donnât un mandat très large. Il s’obstinait à rêver l’entente cordiale des communes « et de l’élite des classes privilégiées ». Chapelier et les députés bretons s’opposèrent à toute conférence, et ici encore, Mirabeau indiqua et fit adopter une démarche intermédiaire. Il dénonça le piège caché dans la proposition royale, le conciliabule du haut clergé qui l’avait inspiré, et il conclut qu’il était imprudent et impossible de refuser les conférences mais qu’il fallait en même temps envoyer au roi une députation directe pour bien lui faire entendre que c’est une Assemblée nationale que la France avait nommée et que rien ne pouvait rompre l’unité de la représentation nationale. Il fut décidé ainsi, et une adresse au roi, assez atténuée, d’ailleurs, et prudente, fut rédigée. Pendant que se tenaient ces dangereuses conférences, le haut clergé, décidément maître du terrain, et traînant à sa suite les curés intimidés, formula la proposition la plus insidieuse. Il demanda aux trois ordres de s’entendre pour remédier à la cherté des subsistances et assurer du pain au peuple. C’était d’une habileté scélérate. Le haut clergé espérait ainsi se rendre populaire, et de plus il créait une diversion au problème politique : à quoi bon se quereller sur le vote par tête ou le vote par ordre ? Ne vaut-il pas mieux s’occuper du pauvre peuple » ? Ainsi sans doute, pour un morceau de pain ou pour l’espoir d’un morceau de pain, le peuple abandonnerait la Révolution.

Les Communes indignées commencèrent à perdre patience. Elles répondirent que si le clergé voulait vraiment s’occuper du peuple souffrant, il n’avait qu’à se réunir aux députés du Tiers : elles laissaient entendre que si le clergé était aussi impatient de soulager les misères publiques, il n’avait qu’à renoncer à son luxe. Mais les Communes liées par les conférences commencées et par l’intervention royale n’osaient encore se dresser révolutionnairement contre toutes ces hypocrisies et toutes ces résistances. Elles atténuaient encore et, avec une colère croissante, rongeaient leur frein, se deman-