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HISTOIRE SOCIALISTE

sénisme ou du déisme étriqué de Jean-Jacques. En tous ces hommes qui, au centre de la Salle des Menus, sont groupés en face du trône, il y avait donc toute la riche pensée du siècle : déjà le peuple discernait et acclamait en eux des noms éclatants, mais il nous plaît de ne point les isoler encore : c’est la grande lumière commune du xviiie siècle qui est en tous et sur tous.

Dès cette première rencontre il y eut, entre la bourgeoisie révolutionnaire et la royauté, malaise et commencement de rupture. Pendant les élections, le pouvoir avait pratiqué le laisser-faire. Malouet, dans ses Mémoires, reproche au Roi et aux ministres de n’avoir pas surveillé l’action électorale, de n’être pas intervenus pour peser sur les votes et pour obtenir des choix modérés. Cette abstention n’eût pas été, pour la royauté, une faute si elle avait été vraiment résolue à témoigner confiance à la Nation. Le Roi le pouvait en cette journée du 5 mai. Il n’y avait contre lui aucune prévention.

Il pouvait se déclarer le chef du grand mouvement de réformes, et il eût certainement, dans la nouvelle Constitution libre, maintenu la force du pouvoir exécutif, du pouvoir royal. Au contraire, dès sa première entrevue avec la Nation qu’il appelle, il laisse percer une incurable défiance : « Une inquiétude générale, un désir exagéré d’innovations se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement l’opinion si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés…

« Les esprits sont dans l’agitation : mais une assemblée des représentants de la Nation n’écoutera, sans doute, que les conseils de la sagesse et de la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu’on s’en est écarté dans plusieurs occasions récentes, mais l’esprit dominant de vos délibérations répondra aux sentiments d’une nation généreuse et dont l’amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif : j’éloignerai tout autre souvenir. »

Médiocre semonce, où la peur affecte je ne sais quel ton sentimental ! Et pas un mot pour assurer la marche de l’assemblée nouvelle, pour régler cette grave question du vote par tête ou par ordre, qui va paralyser d’abord et bientôt exaspérer la Révolution. Même médiocrité, même néant des ministres. Le garde des Sceaux Barentin pose la question du vote par tête, mais il n’ose la résoudre :

« Un cri presque général s’est fait entendre pour solliciter une double représentation en faveur du plus malheureux des trois ordres, de celui sur lequel pèse principalement le fardeau de l’impôt. En déférant à cette demande, Sa Majesté, Messieurs, n’a point changé la forme des anciennes délibérations, et quoique celle par tête, en ne produisant qu’un seul résultat, paraisse avoir l’avantage de faire mieux connaître le désir général, le Roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s’opérer que du consentement libre des États Généraux et avec l’approbation de Sa Majesté. »