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HISTOIRE SOCIALISTE

l’étreinte immédiate de la justice seigneuriale languissait comme une moisson pauvre sous les nœuds multipliés d’une plante vorace. C’est la main de la Révolution qui arrachera les dernières racines de la justice féodale.

Les nobles jouissaient en outre du plus précieux privilège en matière d’impôt : ils ne payaient pas la taille, impôt direct qui frappait la terre, ou du moins ils n’en payaient qu’une partie, la taille d’exploitation qui pesait en réalité sur leurs fermiers, et la capitation les frappait à peine.

L’impôt n’était pas seulement une charge ; il était considéré comme un signe de roture et tous les nobles, tous les anoblis, mettaient leur orgueil à ne pas payer. Ils étaient soumis à un seul impôt, l’impôt du vingtième sur le revenu qui s’appliquait à tous les sujets du roi sans distinction. Mais on sait par les témoignages les plus précis que les grands nobles et les princes du sang éludaient en fait cet impôt sur le revenu par des déclarations menteuses qu’aucun collecteur d’impôt ni aucun contrôleur général des finances n’osait contester. Ainsi, l’Église étant exemptée aussi, c’est sur le peuple des campagnes, c’est sur les petits propriétaires paysans, c’est sur les bourgeois non anoblis, c’est sur les fermiers petits et grands, c’est sur les métayers obligés, au témoignage d’Arthur Young, de payer pour le compte du propriétaire ou la moitié ou souvent le tout de l’impôt, que pesait toute la fiscalité royale, plus lourde tous les jours. Enfin les nobles, dominant le paysan par la justice seigneuriale, l’exploitant par leur privilège fiscal, l’assujettissaient et le ruinaient encore par d’innombrables droits féodaux.

Dans le système féodal, les terres des nobles, les terres possédées à fief ne pouvaient être vendues à de non nobles. Elles ne pouvaient être aliénées. Quand les seigneurs, pour peupler la contrée dominée et protégée par eux, ou pour développer la culture, cédaient des terres à des roturiers, ils gardaient sur ces terres mêmes leur droit de suzeraineté et de propriété.

Le cessionnaire n’était pas propriétaire du sol ; il le tenait à cens : il était obligé de payer au seigneur tous les ans, une rente fixe et perpétuelle, dont jamais il ne pouvait s’affranchir. Ou s’il la cédait à son tour, c’est le nouveau tenancier, accepté par le seigneur, qui devait payer le cens.

Ainsi le cens était à la fois un revenu permanent, éternel pour le seigneur et un signe toujours renouvelé de sa propriété inaliénable. Cette rente perpétuelle était indivisible ; la terre ainsi cédée ne pouvait être morcelée.

De plus cette rente était imprescriptible. Même si pendant vingt, trente, cinquante ans ou pendant des siècles, elle n’avait pas été payée, le seigneur était toujours en droit de la réclamer et de réclamer tout l’arrérage. Ainsi, beaucoup de cultivateurs, beaucoup de travailleurs du sol ne pouvaient arriver à la pleine propriété et à la pleine indépendance.

Le droit féodal pesait sur leur terre comme l’ombre d’un nuage immobile et éternel qu’aucun vent jamais ne balaie. Ou, plutôt, c’est le vent de la Révolution qui balaiera le nuage.