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HISTOIRE SOCIALISTE

Il y a 9 arpents de vigne récoltés par les propriétaires bourgeois, communauté et main morte ;

Il y a 15 arpents de bois taillés, récoltés par le seigneur, bourgeois, communauté et main morte, propriétaires ;

Il y a enfin 12 arpents de terre tant en potager qu’en verger, que font valoir les propriétaires, seigneur, communauté, bourgeois et main morte. »

Si on fouillait les cahiers des paroisses, encore insuffisamment connus, on trouverait en toute région des traits de ce genre.

Est-ce à dire que les paysans vont entreprendre une lutte du même ordre, et, pour ainsi dire du même plan contre le bourgeois et contre le noble ? Pas le moins du monde. D’abord, ce qui écrase le plus les campagnes ce sont bien les droits et privilèges des nobles et des prêtres, la dime, le champart, l’exonération d’impôt des privilégiés : et le bourgeois dans une certaine mesure aidera le paysan à s’affranchir.

Et puis, si importune, si jalousée que soit cette propriété bourgeoise qui vient s’installer à côté de la propriété noble et réduire encore la part de terre du paysan, elle procède d’actes relativement récents d’achat et de vente : elle repose, après tout, sur les mêmes bases légales que la propriété paysanne elle-même : et les paysans, « les laboureurs », seraient obligés de nier leur propre propriété s’ils niaient la propriété bourgeoise : ils peuvent au contraire arracher de leur champ la dime et le champart sans déraciner leur propre droit de propriété ! C’est seulement au nom du communisme qu’ils auraient pu attaquer la propriété bourgeoise comme la propriété noble : ils n’y étaient point préparés.

C’est donc bien contre l’ancien régime que va leur principal effort : mais on devine que dans leur mouvement de libération ils ne consulteront pas les convenances bourgeoises : ils ne seraient même pas fâchés que la bourgeoisie soit secouée un peu par l’orage qui emportera la noblesse, et la fermentation de toutes ces passions mêlées donne aux cahiers paysans une force extraordinaire : je parle surtout des cahiers des paroisses qui ont un accent révolutionnaire paysan beaucoup plus marqué que les cahiers des bailliages atténués par la bourgeoisie.

C’est comme un merveilleux cadastre passionné et vivant, tout bariolé d’amour et de haine : « Ce bois est vaste : il est au seigneur ; cette terre est riche : elle est au bourgeois ; voici une pauvre terre : elle est à moi et je l’aime : mais quand j’ai bien peiné, on me prend, par l’impôt, les meilleures gerbes. »

Par qui ont été rédigés ou préparés ces cahiers paysans ? Il semble qu’en bien des points la presque totalité des paysans ait pris part, de fait, au mouvement électoral. D’abord, beaucoup d’entre eux remplissaient les conditions légales : il fallait être inscrit au rôle d’imposition : mais pour la plus pauvre masure, pour le plus misérable lopin de terre on était inscrit. Et de