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HISTOIRE SOCIALISTE

pents de vignes, mais qui achètent le vin de tous leurs petits voisins. M. Lasnier, à Ay, a toujours de cinquante à soixante mille bouteilles de vin dans sa cave, et M. Dorsé de trente à quarante mille. »

Young, dans une note de son livre, dit : « Dans le « Journal de Physique » pour le mois de mai 1790, M. Roland de la Platière, avec qui j’ai eu quelques conversations agréables à Lyon, dit que, de tous les pays, les pays vignobles sont les plus pauvres et les habitants les plus misérables. » Young affirme que cette misère tient à l’infini morcellement de la petite propriété : « Ce genre de culture dépendant presque entièrement d’un travail manuel, et n’exigeant d’autre capital que la possession de la terre et d’une paire de bras, sans bestiaux, chariots ou charrues, ces facilités excitent nécessairement les pauvres gens à l’adopter… Leur attention est ainsi distraite de tout autre objet d’industrie ; ils s’attachent à un sol d’où ils devraient émigrer, et un intérêt mal entendu les retient… Il résulte de là qu’ils travaillent de tout leur pouvoir pour leurs riches voisins, que leurs petits vignobles sont négligés, et que cette culture, qui serait décidément avantageuse entre les mains d’un propriétaire opulent, devient ruineuse pour ceux qui n’ont point de fonds suffisants. »

Aussi, dans les cahiers, les vignerons, quoiqu’ils détiennent quelques arpents de terre, se classent-ils eux-mêmes au rang social, au degré de misère des manouvriers. La paroisse d’Aunay-de-la-Côte dit : « Il y a 100 habitants, dont 12 laboureurs (ce sont les propriétaires aisés des terres à blé) : le reste, vignerons et manouvriers. » Et par là la paroisse veut signifier une grande détresse.

De même que les petits fermiers et journaliers ne protestent pas seulement contre le régime féodal et l’arbitraire fiscal qui les écrasent, mais aussi contre le capitalisme agricole grandissant, de même les vignerons ne s’élèvent pas seulement contre la dîme, contre l’impôt, contre les droits d’aides ou les suppléments exagérés de taille par lesquels ils se rachètent de ces droits : ils jettent à coup sûr un regard de colère sur les grands marchands et propriétaires qui emmagasinent le plus clair du profit de tous. Je note qu’en 1792, les possesseurs des grands chais seront accusés d’accaparement pour le vin, comme les riches laboureurs et fermiers pour le blé. La lutte sourde contre « le riche », est engagée dans les campagnes : et si on ne notait pas ce trait, si on ne relevait pas, dans les cahiers paysans, tous les mots de violence et de haine contre les accapareurs, contre les grands propriétaires « seigneurs ou autres », contre les agioteurs et capitalistes, on ne comprendrait pas la suite de la Révolution, on ne comprendrait pas comment les forces démocratiques et populaires de Paris ont pu, après l’écrasement de la bourgeoisie modérée, gouverner avec le concours des paysans. Ce qui est vrai, c’est que, dès 1789, le divorce entre la bourgeoisie et le peuple est beaucoup plus marqué dans les campagnes que dans