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HISTOIRE SOCIALISTE

Au travers de ces querelles des paysans la procédure du seigneur chemine, impudente et dévoratrice. Si les paysans s’étaient tous entendus, ils auraient pu d’abord ensemble appliquer au domaine commun les méthodes perfectionnée, de la science, concilier cette sorte de communisme traditionnel avec les exigences du progrès agricole. Ils auraient ainsi fondé un type de grande propriété à la fois paysanne et scientifique, qui leur aurai permis de disputer bientôt, non seulement aux villes, mais à la bourgeoisie, la terre de France. En tout cas, s’ils avaient accepté pour le partage une règle équitable et sensée, ils auraient pu, au lieu de se jalouser les uns les autres, surveiller et combattre les opérations meurtrières des seigneurs. Grande et cruelle leçon pour les travailleurs de la terre, et comme aujourd’hui encore ils sont loin de l’esprit d’union qui les sauverait !

Les seigneurs essayaient d’éveiller la cupidité des paysans : ils proposaient le partage des biens communaux en s’en réservant à eux-mêmes, en vertu du droit de triage singulièrement dénaturé, le tiers. Et quand ils ne réussissaient pas à surprendre le consentement partiel des paysans, ils passaient outre et violaient même ouvertement la loi. Déjà, sous Louis XIII et XIV il y avait eu une lutte très vive entre les communautés et les seigneurs.

Le grand jurisconsulte Merlin le rappelle dans son rapport à la Constituante :

« Ce qui prouve que les communautés d’habitants se défendaient mal contre les novateurs qui cherchaient à leur enlever, par la voie du triage, une partie de leurs domaines, c’est qu’au mois d’août 1667 Louis XIV se crut obligé d’annuler tous les triages faits après 1620 et de les soumettre à une révision dans laquelle tous les droits pussent être discutés avec attention et pesés avec impartialité. Seront tenus (porte l’édit donné à cette époque en faveur des communautés) tous les seigneurs prétendant droit de tiers dans les usages communs et les biens communaux des communautés ou qui se seront fait faire des triages à leur profit depuis l’année 1620, d’en abandonner et délaisser la libre et entière possession au profit des dites communautés, nonobstant tous contrats, transaction, arrêt, jugement, et autres choses à ce contraires. »

Mais la noblesse usa bien vite les résistances royales, et l’édit de 1669 consacra le droit de triage des seigneurs en y mettant, il est vrai, deux conditions. Il fallait que les deux tiers, restant à la communauté, « fussent suffisants à ses besoins » ; et, en outre, que le bien de la communauté eût été concédé par le seigneur à la communauté à titre gratuit.

Sous Louis XVI les seigneurs ne tiennent même plus compte de ces deux conditions : ils appellent à leur aide les subtiles interprétations des feudistes, les brutales recherches des commissaires terriers, et même quand le domaine commun a été concédé par eux à la communauté à titre onéreux, même quand les habitants l’ont payé, ils essaient par le droit de triage de s’en faire attribuer un tiers. Très souvent ils y réussissent en