Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/200

Cette page a été validée par deux contributeurs.
190
HISTOIRE SOCIALISTE

Il est clair aussi que c’est l’antique droit des pauvres qui recule et que la force de la propriété privée, affirmée à la fois par les propriétaires nobles, bourgeois et paysans, est victorieuse.

Ah ! certes, il ne faut pas qu’il y ait de confusion. Il ne faut pas que l’on assimile au magnifique communisme moderne compris aujourd’hui par le prolétariat socialiste, ce communisme misérable et rudimentaire. Dans le communisme moderne, les travailleurs n’iront pas, mendiants furtifs, glaner sur la terre d’autrui : tous ensemble ils moissonneront fièrement la grande moisson commune affranchie de tout prélèvement bourgeois ou noble.

Le communisme moderne mettra au service des paysans groupés et affranchis toutes les forces de la science : et je reconnais au contraire que les antiques coutumes, comme celles du glanage, qui luttaient à la fin du xviiiesiècle contre l’intensité croissante et l’exclusivisme croissant de la propriété individuelle, étaient souvent contraires au progrès.

Interdire l’emploi de la faux, sous prétexte que la faucille laisse au glaneur un chaume plus haut, empêcher l’extension des prairies naturelles du artificielles et gêner l’élevage du bétail sous prétexte que les glaneurs ont droit à une surface déterminée de glanage, c’est prolonger la routine et la misère : et en somme, l’âpreté individualiste des seigneurs, des fermiers, des bourgeois, des riches laboureurs servait l’humanité future mieux que le communisme de quasi mendicité et de somnolente routine que voulaient maintenir les pauvres.

Il n’en est pas moins vrai que tout ce développement intensif de la propriété agricole expropriait les pauvres paysans d’une partie de leurs ressources accoutumées et de leur droit, et que, quand viendra le règlement des comptes entre les possédants et les dépossédés, le prolétariat rural pourra réclamer le grand communisme moderne comme une sorte de restitution et de réparation.

Si les nobles avaient été habiles et s’ils n’avaient pas participé eux-mêmes à ce grand mouvement de culture intensive qui refoulait peu à peu le peuple misérable, ils auraient pu se créer dans les campagnes une clientèle redoutable en protégeant les pauvres des villages contre l’expropriation que leur faisaient subir les propriétaires bourgeois ou les riches propriétaires paysans ; défenseurs énergiques du droit de glanage, du droit de vaine pâture, ils auraient pu grouper autour d’eux la multitude des pauvres comme une armée de contre Révolution.

« Tu vois ce riche paysan ? il ne veut pas me payer le cens ou le champart que ses pères m’ont toujours payé et qu’il me doit ; et il veut en même temps t’ôter le droit de ramasser sur sa terre les épis tombés dont se nourrit ta faim, le chaume dont tu te chauffes un peu l’hiver ; il veut t’ôter le droit d’envoyer sur ses prés, quand il a ramassé les foins, ta vache amaigrie qui te donnerait un peu de lait ; veux-tu que nous nous entendions contre ce révolté égoïste qui fait du tort à son seigneur et qui n’a pas de cœur pour les pauvres ? »