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HISTOIRE SOCIALISTE

partie de la propriété foncière des nobles aux bourgeois comme un des faits qui ont préparé et rendu possible la Révolution.

« Si les grandes propriétés, écrit-il en 1789, n’étaient point passées en partie dans le Tiers-État par les produits du Commerce, par les places de Finance, par la corruption même de plusieurs familles des anciens seigneurs qui tenaient la majorité des terres du Royaume dans leur domaine et qui ont ruiné, par le luxe et la débauche, la vaste fortune de leurs pères : la Nation, toujours à la merci d’un seul ordre de riches, serait encore asservie par une caste de tyrans de qui dépendrait l’existence de tout le reste des citoyens. Le ressort sacré de la liberté publique n’aurait pu se bander à ce moment pour repousser l’antique esclavage…

« Oui, c’est uniquement parce qu’il y a des richesses pondérantes dans le Tiers-État qu’il s’y trouve du ressort et de la puissance. Sans cet avantage nous restions dans la servitude et la mort civile. »

Ainsi c’est parce qu’il y a dès maintenant dualité dans la propriété foncière que le mouvement d’émancipation a été possible. Si elle avait pesé toute entière comme un bloc sur le Tiers-État, celui-ci, malgré sa richesse industrielle et mobilière n’aurait peut-être pas pu se redresser. Et il faut bien que la portion de propriété foncière conquise par la bourgeoisie soit assez considérable pour que cette conquête soit regardée comme une des ressources de la Révolution.

Or, comment admettre que cette bourgeoisie, déjà enrichie par le travail industriel, n’ait pas appliqué à la terre ses habitudes de gestion productive ? Il est vrai qu’Arthur Young constate que dans les régions industrielles comme la Normandie où beaucoup de domaines ruraux ont été acquis par les bourgeois des villes, la culture est loin d’être perfectionnée : mais, quelle que soit la valeur de ses observations, il est impossible de comprendre comment cette pénétration de la propriété rurale par la bourgeoisie « capitaliste » n’a point modifié le régime de l’exploitation foncière. Au demeurant, ce n’étaient pas les bourgeois seuls qui transformaient les méthodes, mais, à leur exemple, les nobles. Il n’est qu’à voir avec quelle déférence et quelle sympathie les physiocrates, notamment Baudeau, parlent de la noblesse rurale pour deviner qu’elle entrait dans le système physiocratique, et prodiguait « les avances » à la terre.

Le soin même avec lequel l’école physiocratique analysait les avances faites par le propriétaire au sol, avances primitives et avances annuelles, démontre qu’une large application des capitaux à la terre était dès lors appliquée. Le père de Mirabeau, l’Ami des hommes, dans ses « Éléments de philosophie rurale » estime qu’un grand capital d’exploitation est la condition absolue de toute bonne culture. « L’extinction de cette propriété mobilière (il désigne ainsi le capital d’exploitation foncière) est l’extinction de la propriété foncière qui n’est plus assise que sur un désert. » Il en fait un élément