Page:Jaurès - Histoire socialiste, I.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.
166
HISTOIRE SOCIALISTE

À voter par ordres, le clergé et la noblesse auraient eu deux voix et le Tiers-État n’en aurait eu qu’une : que lui eût importé dès lors d’avoir à lui seul autant de députés que les deux autres ordres réunis si les députés, formant numériquement la moitié des États, n’avaient été dans le vote qu’un tiers ?

Au contraire, avec le vote par tête, les députés du Tiers-État étaient sûrs non seulement de faire équilibre à tous les députés réunis du clergé et de la noblesse, mais encore, grâce à leur cohésion propre et à la division des autres ordres, de déterminer d’emblée une majorité dans le sens de la Révolution. C’est là, on peut dire, la position dominante du combat.

En second lieu, tous les Cahiers du Tiers-État proclament que la nation ne veut plus combler le déficit sans prendre des garanties, ou mieux sans organiser la liberté. Ils déclarent que ni impôt ne sera voté, ni emprunt ne sera accordé, tant que la Constitution ne sera pas faite. Le Tiers-État a compris, suivant la merveilleuse parole de Mirabeau, « que le déficit était le trésor de la nation » et il est parfaitement résolu à utiliser à fond la détresse financière de la monarchie pour lui imposer une Constitution nationale.

Tous les cahiers proclament que la loi doit être l’expression de la volonté générale, qu’il n’y a vraiment loi que quand la nation a décidé, et que la nation doit faire connaître son vouloir par des assemblées élues, périodiques, et délibérant en toute liberté, hors des atteintes de l’arbitraire royal et de la force militaire.

Sans doute tous les cahiers reconnaissent que le pouvoir monarchique et héréditaire de mâle en mâle doit être conservé : et le Tiers État de 1789 est absolument royaliste : mais comme le pouvoir législatif appartient à la Nation, comme c’est elle qui va exercer le pouvoir constituant, la royauté ne reste pas une simple légitimité historique : elle reçoit la consécration de la volonté nationale.

Aucun cahier ne dit que le pouvoir royal est moralement suspendu jusqu’à ce qu’il ait été sanctionné par la nation : la bourgeoisie aurait jugé tout à fait imprudent de creuser cet abîme, sauf à le combler ensuite : mais, en fait, comme les cahiers déclarent provisoirement illégaux tous les impôts jusqu’à ce qu’ils aient été reconnus et sanctionnés par la nation et comme la levée de l’impôt est l’acte décisif du pouvoir royal, c’est bien une sorte de suspension provisoire de l’autorité royale que prononce le Tiers État et il s’oblige ainsi lui-même, non seulement pour créer la liberté, mais pour rétablir vraiment la monarchie, à organiser dès l’abord la Constitution.

Cette constitution ne devra pas apparaître comme un expédient. Née du déficit et de la crise des finances il ne faut pas qu’elle risque d’être passagère comme cette crise même.

Il convient donc de rattacher la Constitution à un point fixe et s’il se peut, à une idée éternelle. C’est pourquoi la plupart des cahiers deman-