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HISTOIRE SOCIALISTE

fourni aux nouvelles générations réactionnaires tant de formules d’erreur, qu’il est impossible de ne pas relever au passage ses méprises les plus graves.

Il a prétendu que toute la littérature du xviiie siècle était générale et abstraite et qu’en la lisant il ne trouvait point à prendre une seule note. Il a prétendu que la Révolution procédait de cet esprit d’abstraction.

Or, je ne connais rien de plus plein, de plus solide, de plus substantiel que ces Cahiers du Tiers-État, qui sont comme l’expression suprême de la littérature française du xviiie siècle, et si je puis dire la plus grande littérature nationale que possède aucun peuple.

La langue en est merveilleuse de précision et de nerf : on y sent à la fois la manière mesurée, nuancée et aiguë de Montesquieu et la manière sobre, amère et forte du Jean-Jacques du Contrat social. Il n’y a pas une phrase vaine, pas une déclamation, pas un élan d’inutile sensibilité ; qu’on lise avec soin non seulement les admirables Cahiers de Dupont de Nemours, dont plus d’une fois j’ai parlé ; non seulement les Cahiers de Poitiers et de Châtellerault, dont je ne connais point les rédacteurs et qui sont des chefs-d’œuvre, mais presque tous les Cahiers, et on verra que jamais dans l’histoire un peuple n’eut possession plus parfaite et maniement plus sûr d’un mécanisme de langage plus exact.

La prétendue déclamation révolutionnaire n’est qu’un mot : c’est tout un monde de souffrances et d’abus, c’est aussi tout un monde d’institutions nouvelles qui est contenu et comme ramassé en chacun de ces cahiers. Au contraire de ce que dit Taine, qui visiblement ne les a point lus, on y pourrait prendre des notes innombrables sur le détail même de la vie sociale.

Même dans les Cahiers généraux qui ont forcément laissé tomber d’innombrables traits locaux et individuels, recueillis dans les Cahiers de paroisse, apparaît, si je puis dire, le relief, la figuration accidentée de la France. Des rochers brûlés de Provence où les pauvres habitants des campagnes travaillent à des travaux de sparterie maigrement payés, aux côtes de Bretagne, où les pauvres laboureurs disputent à l’avidité seigneuriale les goémons apportés par la tempête et laissés par le reflux ; de la cave des vignerons de Bourgogne où les employés des aides verbalisent sur les manquants, aux serfs de Saint-Claude, qui ne peuvent se marier sans le consentement de l’abbaye ; du maître-tanneur de Nogent-le-Rotrou à l’armateur négrier de Nantes, toutes les variétés de la vie sociale éclatent dans les Cahiers : mais, surtout, c’est l’unité du mouvement qui est admirable. Partout les mêmes problèmes sont posés et partout ils reçoivent les mêmes solutions.

Et, tout d’abord, tous les Cahiers du Tiers proclament que le vote aux États généraux doit avoir lieu par tête et non par ordre, comme aux précédents États généraux : là est la clef de la Révolution.