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HISTOIRE SOCIALISTE

vos lois de liberté ! si nous ne travaillons pas demain, nous mourrons ! »

Oui, il semble que les prolétaires vont recueillir ces paroles et les tourner contre la bourgeoisie. Mais quoi ! il ne s’agit pour Necker que d’une polémique contre les propriétaires fonciers. Là où l’on avait cru voir quelque lueur de socialisme, il n’y a que la lutte du capitalisme industriel, commercial et financier contre la puissance agrarienne. Au fond, à travers toutes ces déclarations pseudo-révolutionnaires, ce que veut obtenir Necker, c’est que les propriétaires fonciers ne puissent plus librement exporter leur blé. Et pourquoi Necker, en emprisonnant le blé en France, veut-il en abaisser le prix ? Est-ce pour assurer en effet à toute la classe pauvre, une subsistance plus aisée et plus de bien-être ? C’est surtout, Necker ne le dissimule pas, pour que les industriels et manufacturiers français n’aient pas leurs frais de main-d’œuvre surchargés du haut prix des blés.

Il faut avoir le blé à bon marché pour avoir à bon marché les ouvriers des manufactures. C’est ce que dit à l’article Blé le dictionnaire de Savary ; c’est le fond de l’œuvre de Necker, et tout cet étalage sentimental, toute cette révolte apparente n’a d’autre but que de permettre aux industriels français de lutter sur les marchés étrangers contre les produits concurrents, et d’attirer en France beaucoup de numéraire. Il n’y a là qu’une grande opération d’industrie et de banque enveloppée d’humanité.

Au dix-huitième siècle, l’agriculture était libre-échangiste, dans l’espoir de vendre ses grains plus cher, si elle pouvait les porter à la fois sur les marchés du dehors et sur ceux du dedans. L’industrie au contraire et la Banque, en prohibant la sortie des blés voulaient abaisser le coût de la main-d’œuvre ouvrière, et nous avons vu le philanthrope Réveillon faire imprudemment écho à cette pensée. Plus tard, au temps des luttes de M. Méline et de M. Léon Say, l’agriculture sera protectionniste, pour vendre son blé plus cher ; et l’industrie sera libre-échangiste pour l’acheter meilleur marché. Les deux adversaires auront changé de position, mais ce sera la même lutte ; et il serait aussi puéril d’attribuer une valeur socialiste aux propos pesants de Necker contre les propriétaires fonciers, qu’aux boutades de M. Méline contre la finance, ou de M. Léon Say contre le monopole terrien. M. Léon Say ayant dit un jour à M. Méline : « Le protectionnisme, c’est le socialisme des riches » ; M. Méline piqué répondit : « Le libre-échange, c’est l’anarchisme des millionnaires. » Cela amusait la galerie socialiste.

Mais ce n’est pas ce qui mettait en mouvement la classe prolétarienne. De même dans la controverse entre Necker et l’abbé Baudeau, Necker ayant dit aux physiocrates : « Votre liberté économique, c’est la tyrannie du propriétaire » l’abbé Baudeau pouvait répondre et répondit en effet en substance : « Votre attaque à la propriété, c’est le communisme des banquiers. » Où était en tout cela l’aiguillon pour les prolétaires ?

Il est bien vrai que dès le xviiie siècle, un communisme moderne et mili-