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HISTOIRE SOCIALISTE

res d’État de la monarchie, les Colbert, les Louvois, les Philippeaux de la Vrillière qui avaient construit de belles demeures. Mais ces détails relevés déjà dans les histoires et pour lesquels je renvoie à l’œuvre si importante de Jaillot, ne sont rien à côté de cette grande question absolument négligée jusqu’ici : par qui était possédé l’ensemble de la propriété urbaine parisienne ? à quelle classe sociale appartenaient les 25.000 maisons de la grande ville de sept cent mille âmes ? Je ne parle pas bien entendu de la propriété ecclésiastique des abbayes et communautés religieuses qui en tant de points obstruaient Paris. Je parle des maisons « laïques ». Étaient-elles possédées par le clergé, par la noblesse ou par le Tiers État et dans quelles proportions ? Voici la réponse : et peut-être nous sera-t-il permis de dire qu’elle constitue une sorte de découverte historique qui peut suggérer aux chercheurs des investigations de même ordre. On sait que l’architecte Verniquet a dressé de 1785 à 1789 un plan de Paris vraiment magistral. C’est le premier plan scientifique et trigonométriquement exécuté de la grande ville.

Verniquet avait sous sa direction soixante ingénieurs qui travaillaient au cloître des Cordeliers. Bien souvent, étant gênés le jour pour leurs travaux de mesure par l’active circulation des rues, ils opéraient la nuit à la clarté des flambeaux. Son œuvre est admirable. Nous avons à Carnavalet une partie des minutes de ce plan, heureusement sauvées de l’incendie : chaque maison de Paris y est exactement dessinée, et le nom du propriétaire est inscrit sur chacune. Cette indication m’a donné l’idée de quelques recherches où j’ai été aidé par M. Marcel Rouff. D’abord j’ai constaté que, sauf pour les hôtels célèbres (trois ou quatre cents) les noms de ces propriétaires étaient tous des noms de bourgeois. Puis en comparant rue par rue pour un assez grand nombre de rues, les noms des propriétaires donnés par le plan Verniquet avec les noms des habitants donnés par des annuaires de l’époque, par des sortes de petits Bottin des années 1785, 1786, 87, 88 et 89, j’ai relevé le curieux résultat suivant : Presque jamais il n’y a coïncidence entre la liste des propriétaires et la liste des habitants d’une même rue : presque jamais on ne retrouve le nom du propriétaire parmi les noms des habitants.

Ainsi il est démontré que, dès avant la Révolution, les maisons de Paris n’étaient point, pour leurs propriétaires, des domiciles : elles étaient des objets de rente, des placements. Et comme tous les noms des propriétaires sont des noms bourgeois, même dans les rues où habitent des nobles, il est démontré que la bourgeoisie percevait les loyers de tous les immeubles parisiens et que, sauf quelques centaines de grandes familles, la noblesse elle-même était locataire de la bourgeoisie. Quelle formidable puissance économique et comme la bourgeoisie était arrivée à la pleine maturité sociale ! La propriété urbaine était devenue si importante pour la bourgeoisie rentière qu’une vaste compagnie d’assurance contre l’incendie s’était constituée par actions. Mercier note dans son tableau de Paris, que presque toutes les maisons portaient l’inscrip-