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HISTOIRE SOCIALISTE

furent l’œuvre de brigands, suscités pour compromettre la cause du peuple. D’autres accusèrent un prêtre équivoque, l’abbé Roy, qui vivait d’expédients, et qui avait été dénoncé pour faux par Réveillon, d’avoir machiné par vengeance cet attentat. Peut-être aussi les haines qu’excitait dans le Tiers État même, chez les artisans et les petits producteurs, la grande manufacture de Réveillon, écrasant tous ses rivaux de sa concurrence triomphante a-t-elle concouru au mouvement. Cependant, quand on lit l’interrogatoire des blessés qui furent couchés deux par deux dans les lits de l’Hôtel Dieu, on constate que la plupart n’étaient point en effet des ouvriers de Réveillon, et qu’ils n’appartenaient même pas au faubourg.

C’étaient des ouvriers de toutes les corporations « qui passaient. » Plusieurs des hommes ainsi arrêtés furent jugés hâtivement et pendus. Devant ces lits d’hôpital où nous rencontrons pour la première fois des prolétaires abattus sous des balles d’ancien régime pour avoir assailli un riche bourgeois, champion de la Révolution, devant ces potences où furent hissés de pauvres ouvriers frappés par la justice expirante du Roi, désavoués et flétris comme des brigands par la nouvelle classe révolutionnaire, nous nous arrêtons avec un grand trouble d’esprit et une grande anxiété de cœur. Nous voudrions être juste envers eux et leur pauvre visage convulsé ne nous livre pas son secret. Furent-ils de vulgaires pillards, brûlant pour voler ? Furent-ils de louches agents de la réaction monarchique ? Furent-ils les serviteurs inconscients d’une première intrigue de Contre-Révolution ? Ou bien dans l’universelle fermentation de la Révolution naissante, cédèrent-ils à la rancune de la faim et accoururent-ils de tous les points de la capitale, sans autre signal que leur commune misère ? Sont-ils, avant même que le grand drame révolutionnaire soit ouvert, un étrange prologue prolétarien ? faut-il voir en eux une basse clientèle d’ancien régime, ou une avant-garde du mouvement populaire des 5 et 6 octobre ? Problème d’autant plus insoluble qu’aucun des deux grands partis qui allaient se heurter ne semble l’avoir approfondi, la Cour par peur d’y trouver la main de sa police, la bourgeoisie révolutionnaire par peur de découvrir sous le terrain déjà miné de la Révolution bourgeoise d’obscures et profondes galeries de misère. En tout cas, j’observe que ce drame ambigu ne laissa point d’échos. Le peuple, plus tard, se vengera des massacres du Champ de Mars : Je ne trouve nulle part une allusion aux fusillades du faubourg Saint-Antoine et à la pendaison des assaillants… On dirait que ces potences, plantées pourtant sur les confins immédiats de la Révolution, sont en dehors du champ de l’histoire. Même le faubourg Saint-Antoine semble avoir oublié vite ce lugubre épisode. Aucune ombre ne tombe de ces gibets sur les splendides journées révolutionnaires de Juillet, et telle est la force historique de la Révolution bourgeoise, telle est, à cette date, sa légitimité superbe que bourgeois et prolétaires montent ensemble à l’assaut de la Bastille, sans que le sang ouvrier versé pour le bourgeois Réveil-