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HISTOIRE SOCIALISTE

leurs cuirs pour l’impôt, elle va, à la moindre fraude ou apparence de fraude, jusqu’à les marquer eux-mêmes du fer des galères, jusqu’à fouetter leurs femmes et leurs filles. Il ne faut point s’étonner si aux heures décisives de la Révolution, de formidables légions hérissées de piques sortent de ces maisons sombres où tant d’ouvriers et de petits patrons avaient si longtemps nourri les mêmes haines. Sans doute dans ces grands soulèvements sociaux les griefs d’ordre général, les griefs de classe l’emportent sur les griefs particuliers ou tout au moins les absorbent : il ne serait pas étrange cependant que parmi les révolutionnaires du faubourg Saint-Marcel qui au 10 août marchèrent contre les Tuileries, plus d’un eût à venger les meurtrissures du fouet imprimées à sa femme ou à sa fille.

A cette classe industrielle faite de petits patrons et de prolétaires s’ajoutait, au faubourg Saint-Marcel ce qu’on pourrait appeler, dans le langage d’aujourd’hui, un pittoresque « prolétariat en haillons ». « Le faubourg Saint-Marceau, dit Mercier, a été de tout temps le refuge des ouvriers de toutes les classes, confondues avec le chiffonnier, le vidangeur, l’écureur de puits, le débardeur, le tondeur de chiens, le marchand de tisanes, le symphoniste ambulant, la marchande de châtaignes, le mendiant. » Ce ne sont pas sans doute ces métiers d’aventure et de fantaisie dont le faubourg était amusé et bariolé, qui ont ajouté beaucoup à la force de la Révolution. Elle était dans cette bourgeoisie laborieuse et rude qui vivait côte à côte avec les ouvriers et qui avec eux, sortira des noires maisons comme la lave d’un volcan sombre, lave mêlée de roches un peu diverses qu’amalgame un même feu.

Au faubourg Saint-Antoine aussi, il y avait une grande force de production, Mercier dit en une phrase laconique et un peu énigmatique de son tableau de Paris : « Je ne sais comment ce faubourg subsiste ; on y vend des meubles d’un bout à l’autre, et la portion pauvre qui l’habite n’a point de meubles. » Il est bien clair que les pauvres maisons d’ouvriers ne retenaient pas un seul des riches meubles que le faubourg fabriquait pour la bourgeoisie et pour la Cour : mais si Mercier n’a pas cédé simplement à la tentation d’une antithèse un peu facile, s’il a voulu dire que la population ouvrière du faubourg Saint-Antoine était particulièrement pauvre, cette assertion paraît bien risquée. D’abord Mercier lui-même se plaint ailleurs des hauts prix exigés par tous les ouvriers qui travaillent ou à la construction ou à la décoration des maisons : et on comprend mal comment les artisans en meuble et en tapisserie du faubourg Saint-Antoine auraient été seuls disgraciés. En second lieu, dans le terrible hiver de 1788-1789, c’est le quartier des Cordeliers et de Saint-Germain-des-Prés qui souffrit le plus de la misère, il n’est pas fait mention particulière du faubourg Saint-Antoine. Nous savons en outre que depuis vingt-cinq ans une fièvre inouïe de construction s’était emparée de Paris : les classes riches rivalisaient de luxe dans l’aménagement de leurs hôtels neufs : comment le quartier qui fournissait les meubles, les