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HISTOIRE SOCIALISTE

Dupont de Nemours, dans les cahiers qu’il a rédigés pour son bailliage a résumé avec force les griefs de toute l’industrie du cuir contre la fiscalité de l’ancien régime. « Ce droit est injuste en lui-même car il est établi sur le pied de 15 pour cent de la valeur totale de la marchandise ou de plus de 50 pour cent de profit que l’on peut faire sur elle. Il entraîne toutes les mêmes visites et les mêmes vexations que les droits d’aides. Il entraîne des vexations plus atroces encore, attendu que non seulement les employés sont les maîtres d’imputer et de supposer la fraude mais qu’ils le sont même d’imputer et de supposer sans cesse un des crimes les plus déshonorants, le crime de faux ! Et quand il leur plaît de se livrer à une accusation si cruelle, il est impossible au plus honnête des hommes de leur prouver qu’ils ont tort : il n’a, pour conserver son honneur, d’autre ressource que d’acheter le silence comme pourrait le faire un coupable. »

« En effet, le cuir est de toutes les matières possibles la plus susceptible de se raccourcir par la sécheresse, de se rallonger par l’humidité, de se déformer entièrement par les révolutions successives de l’une et de l’autre ; de telle sorte que l’on peut mettre en fait qu’il n’y a pas une seule marque fidèle qui, au bout de quelques mois, ne puisse être arguée de faux avec beaucoup de vraisemblance, et pas une marque fausse faite avec quelque soin qui présente aucun caractère par lequel on puisse la distinguer de la véritable. »

« Cette incertitude a été reconnue dans les préambules même de plusieurs lois portées sur cette matière : et cependant ces lois ont prononcé des peines, même celle des galères pour les hommes, du fouet pour leurs femmes et pour leurs filles, comme si dans le cas même de fraude ces innocentes créatures pouvaient résister à la volonté de leur père ou de leur mari ; comme s’il n’était pas possible qu’elles ignorassent ce qui se passe dans les ateliers ; comme si le sachant, elles pourraient le dénoncer sans trahir toutes les vertus de leur sexe ! Quelle législation que celle qui voudrait en faire dans leurs foyers domestiques les espions ou les victimes du fisc ; et quelles âmes ont pu dicter de pareilles lois !… »

« Le droit de marque des cuirs restreint la fabrication et le commerce dans une proportion effrayante. Les registres mêmes des régisseurs, les calculs qu’ils présentent pour tâcher d’établir que le droit qu’ils avaient à percevoir n’est pas aussi funeste que le prétendent les fabricants, constatent que le travail des tanneries du royaume est diminué de moitié depuis vingt-neuf ans qu’elles sont soumises à l’imposition et aux procès inséparables du droit de marque. »

Qu’on prenne garde que Dupont de Nemours est bien loin d’être un déclamateur, que les cahiers rédigés par lui sont au contraire admirables d’exactitude et de précision : et on mesurera toute l’imprudence de la monarchie. Elle accumule aux portes de Paris, trente mille ouvriers et petits patrons : puis, pour se procurer des ressources qu’elle n’osait demander à l’égoïsme des privilégiés fainéants, elle accable les producteurs : et après avoir marqué