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HISTOIRE SOCIALISTE

richesse, de pensée, d’esprit, si ardente à la fois et si éblouissante qu’on pourrait presque raconter son histoire en négligeant celle des rois : mais dans cette ardente vie, Paris ne s’isolait pas de la nation : il ne se séparait pas de la France. La pensée de ses philosophes, de ses écrivains, de ses économistes, excitait au loin, en chaque grande ville manufacturière et marchande, la pensée d’une bourgeoisie enthousiaste et studieuse. Même des liens nouveaux de Paris à la terre se nouaient. Dans l’entresol où délibéraient Quesnay et ses disciples, la régénération de la vie rurale et de la production agricole étaient passionnément étudiées. Les économistes avaient compris que l’agriculture devait être fécondée par la libre circulation des produits et par une large application des capitaux à la terre. Par là leur conception terrienne se rattachait à la grande théorie bourgeoise du libre travail et du libre mouvement ; et, malgré une apparente hostilité contre l’industrie, elle faisait corps avec le capitalisme moderne. Ainsi Paris, que son tourbillon de pensée, de luxe et de finance semblait séparer des campagnes, devenait, au contraire, comme la capitale des grandes plaines à blé : il jetait au loin, dans les sillons, l’ardente semence d’une richesse agricole nouvelle. Et que lui manquera-t-il pour ne faire qu’un avec la France ? la Révolution.

Or, la bourgeoisie parisienne, comme celle de Bordeaux, de Nantes, de Marseille, de Lyon, du Dauphiné, et de toute la France, s’acheminait irrésistiblement, par sa croissance économique, à des destinées révolutionnaires. J’ai déjà parlé du grand peuple des rentiers presque tout entier concentré à Paris et qui mettra au service de la Révolution, contre la royauté banqueroutière, tant de force et d’âpreté. Mais dans l’industrie aussi et dans le commerce l’essor était grand.

Mirabeau, dans une des premières séances de la Constituante, disait : « Paris n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une ville de commerce. » Cette parole surprend un peu et on ne la comprendrait pas si l’on ignorait que Mirabeau, à ce moment, réfutait les délégués de Saint-Domingue qui demandaient, pour leur île, une représentation très étendue aux États Généraux à raison de son commerce. « A ce compte, disait Mirabeau, et avec cette mesure, Paris n’aurait que très peu de représentants. » Il comparait, évidemment, le commerce de Paris à celui de Saint-Domingue et il voulait dire que Paris n’avait pas, comme Saint-Domingue, le commerce par grandes masses.

L’île produisait et exportait en quantités énormes du sucre, du cacao, etc. Paris n’avait rien qui ressemblât à une production et à une exportation par masses de produits. Sa production était extrêmement variée et morcelée : elle portait sur un nombre de produits très considérable ; et la puissance d’exportation de la grande ville était certainement très inférieure à sa puissance de consommation. Sa population, depuis deux siècles, avait grandi