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HISTOIRE SOCIALISTE

çait dans le sens même du mouvement universel, et qu’il lui apparaissait comme la consommation de l’histoire. Il était beau d’appeler au plein rayonnement de la vie politique et du pouvoir les obscurs producteurs qui, dès le temps des Communes, avaient si péniblement lutté et trafiqué sous les brutalités et sous les dédains. Il était beau, en assurant le règne de la propriété industrielle et mobilière, faite de travail et, semblait-il, d’égalité, de rendre aux hommes la mobilité et la liberté primitives, mais dans des conditions toutes nouvelles de sécurité, de lumière intellectuelle et de concorde. Il était beau, au souffle errant et tiède qui s’échappait des usines, de dissoudre la dure glèbe féodale où la vie du paysan était captive.

Il était beau d’arracher à leur existence étroite et abêtie ces travailleurs, serfs de la terre, qui, selon la belle remarque de Barnave, n’avaient plus la merveilleuse sagacité des sens et de l’instinct du sauvage errant, ni les graves émotions de l’humanité pastorale devant la liberté simple et la lenteur changeante des horizons, et qui n’avaient pas encore le mouvement de pensée et les curiosités nobles du producteur affranchi des villes. Il était beau, en développant la liberté et la force de cette propriété industrielle et mobilière qui lie toutes les parties du territoire, de cimenter à jamais, selon le mot même de Barnave, l’unité de la nation : ainsi la bourgeoisie révolutionnaire, dans le prolongement direct de son intérêt propre, de sa force industrielle et de son mouvement social, entrevoyait l’humanité plus vivante et plus libre, la nation plus une et plus forte. Sublimes émotions qui mêlent, pour ainsi dire, toutes les fibres du cœur et qui ne permettent pas de discerner le juste égoïsme des classes montantes et le dévouement à l’humanité !

Mais quel que soit ce trouble généreux des cœurs, il est clair que la bourgeoisie révolutionnaire ne parvient pas, si je puis dire, à dépasser son propre horizon. Barnave a beau s’élever à une philosophie générale de l’histoire et développer l’évolution de la propriété à travers les siècles : il ne se demande pas un instant si au delà de la propriété industrielle et mobilière bourgeoise d’autres formes économiques ne se peuvent pressentir. Il oppose la propriété industrielle, fruit du travail, à la propriété foncière et féodale, née de la violence, et il ne se demande pas un instant si la possession du capital n’est pas un nouveau privilège qui permet de pressurer le travail. Quand le riche bourgeois Périer, dans le château de Vizille devenu une grande usine, a fait dresser une table de quatre cents couverts pour la bourgeoisie révolutionnaire du Dauphiné, Barnave n’a pas senti un instant que la domination bourgeoise se substituait à la domination féodale, mais qu’il y aurait encore soumission des hommes à une classe souveraine. Dans tout son livre, qui a plus de 200 pages, il n’y a pas un mot sur la condition des ouvriers, pas une vue d’avenir sur l’évolution du salariat. Évidemment, pour cette bourgeoisie industrielle dont Barnave, malgré sa culture supérieure, ne fait que réfléchir la pensée, le problème du prolétariat ne se pose même pas. C’est en toute