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HISTOIRE SOCIALISTE

pensée de toute la bourgeoisie du Dauphiné, la Révolution n’est ni un fait accidentel, ni un fait local. Elle est comme préparée par le mouvement qui vient du fond des siècles, par l’immense évolution sociale qui, peu à peu, a donné force directrice à la propriété et qui a, par conséquent, subordonné les formes du pouvoir politique aux formes changeantes de la propriété elle-même. Maintenant, la propriété industrielle et mobilière, c’est-à-dire la propriété bourgeoise est en pleine force : l’avènement de la démocratie bourgeoise est donc inévitable et la Révolution est une nécessité historique. Liée au mouvement de la propriété industrielle, la Révolution est vaste comme ce mouvement. Selon Barnave, il n’y a pas, à proprement parler, une Révolution française : il y a une Révolution européenne qui a en France son sommet.

La bourgeoisie révolutionnaire a donc un sens admirablement réaliste et pénétrant de sa force, du mouvement économique et historique qu’elle représente. Il ne s’agit pas là de la vague hypothèse d’un contrat primitif d’égalité qui aurait été rompu ou obscurci dans la suite des temps, et que rétablirait, en son intégrité, une révolution idéale.

Dans les sociétés primitives, où les rapports économiques des hommes errants étaient très faibles, très lâches, c’est la force du bras qui domine, la force du glaive. Puis, à mesure que la population est plus dense et plus fixe, ce sont les rapports économiques des hommes entre eux qui déterminent la forme des sociétés et des institutions. C’est la force de la propriété qui est dominante, et, à la longue, souveraine, et la propriété entraîne dans ses évolutions lentes, marquées de crises révolutionnaires, tout le système humain.

Il ne s’agit pas non plus d’un idyllique appel aux vertus champêtres, à l’innocence et à l’égalité prétendue de la vie rurale. La propriété foncière est mère d’inégalité et de brutalité. Quand son action est sans contrepoids, elle produit le système féodal qui isole et asservit les hommes, qui morcelle les Sociétés et abêtit les paysans. Et bien loin que la propriété foncière puisse être inspiratrice d’égalité ; bien, loin qu’elle puisse propager parmi les hommes la douceur de vivre et l’innocence des mœurs, c’est du dehors seulement et sous l’action de la propriété industrielle qu’elle se transforme et s’humanise. Il a fallu que des artisans, des hommes d’industrie et de négoce, enfermés dans les communes urbaines, arrivent à la richesse et achètent de la terre pour que le lourd monopole féodal cessât de peser sur le sol et sur les hommes, et la propriété foncière ne pourra entrer dans le mouvement démocratique que si elle est comme assouplie et pénétrée d’égalité par la propriété industrielle elle-même.

La bourgeoisie du Dauphiné, dont Barnave a merveilleusement dégagé et interprété la pensée, a proclamé nettement l’antagonisme de la classe industrielle et de la classe foncière : cet antagonisme est si profond, il est si