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HISTOIRE SOCIALISTE

limitation légale de la journée de travail ni le minimum de salaires. Aussi les griefs des maîtres ouvriers s’échappaient en plaintes passionnées et en révoltes instinctives sans se fixer en formules réformatrices.

Seule la bourgeoisie était prête à faire la loi, et le néant des revendications des artisans dans le cahier des États-Généraux atteste que même à Lyon la bourgeoisie seule était prête pour une grande action révolutionnaire, mère d’une nouvelle légalité. Comme à Nantes, comme à Bordeaux, comme à Marseille, à Lyon aussi, malgré l’agitation de la petite fabrique, c’est la puissance bourgeoise qui est vraiment dirigeante : c’est bien une Révolution bourgeoise qui se prépare.

Dans le Dauphiné, la situation est plus nette encore : et on y peut faire une application précise de la conception marxiste qui dérive les mouvements politiques des mouvements économiques. Michelet qui a si souvent de merveilleuses et profondes intuitions et qui démêle, en effet, les causes économiques cachées des grands faits historiques, ici n’a pas vu clairement et s’est contenté d’à peu près. « Le Dauphiné, dit-il ne ressemblait guère à la France. Il avait certains bonheurs qui le mettaient fort à part. Le premier, c’est que sa vieille noblesse (l’écarlate des gentilshommes) avait eu le bon esprit de s’exterminer dans les guerres ; nulle ne prodigua tant son sang. À Montlhéry, sur cent gentilshommes tués, cinquante étaient des Dauphinois. Et cela ne se refit pas. Les anoblis pesait très peu. Un monde de petits nobliaux labourant l’épée au côté, nombre d’honorables bourgeois qui se croyaient bien plus que nobles, composaient un niveau commun rapproché de l’égalité. Le paysan, vaillant et fier, s’estimant, portait la tête haute. » Et il ajoute que les communautés rurales des hautes montagnes, administrées comme de petites républiques, donnaient, de leurs sommets glacés, des exemples de liberté. Tout cela est vague et en partie faux. Si dès 1771, la bourgeoisie de Grenoble entrait en lutte avec la noblesse, si dès 1788 le Dauphiné se soulevait contre l’arbitraire des décisions royales, qui avaient frappé d’exil le Parlement, si le mouvement de liberté fut dès lors assez vif pour réconcilier un moment et soulever à la fois les trois ordres, si nobles, prêtres, bourgeois de Grenoble, à la date du 14 juin 1788, convoquèrent révolutionnairement, sans l’autorisation ministérielle, les États du Dauphiné, si dans ces États le doublement du Tiers fut pratiqué et si le Tiers-État eut à lui seul autant de représentants que la noblesse et le clergé réunis, si, dans les États dauphinois, le vote eut lieu par tête et non par ordre, et si, par dessus les limites de la province, ils saluèrent l’unité nationale et appelèrent à la liberté commune la grande France régénérée, ce n’est point parce que quelques communautés de village, éparpillées sur de froides cimes, pratiquaient une sorte de liberté primitive et rudimentaire, ou parce que la haute noblesse avait été particulièrement décimée par des guerres anciennes.

Il restera assez de nobles Dauphinois pour protester devant les États-