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HISTOIRE SOCIALISTE

avec tout l’univers, en font refluer les richesses dans notre ville ». Ainsi, dans cette lutte entre les maîtres ouvriers et la grande fabrique, il y a comme un rudiment, comme un germe confus de la grande lutte prochaine des capitalistes et des prolétaires, et c’est la grande fabrique elle-même qui, pour mieux se distinguer des maîtres ouvriers, les catégorise dans le salariat, dans le prolétariat. C’est la haute bourgeoisie qui, par l’effet de son orgueil, se fait le héraut, la première annonciatrice du futur conflit social.

Mais comme ce mouvement ouvrier ou pseudo-ouvrier est encore impuissant et vain ! Les élections ne furent pas annulées, et ce sont les délégués des maîtres ouvriers qui contribuèrent à la rédaction des cahiers du Tiers-État. Or, et cela est décisif, il n’y a pas dans tous les cahiers un seul mot, un seul trait, où l’on puisse reconnaître la pensée propre des artisans, des maîtres ouvriers. Ce n’est pas qu’ils aient été opprimés par des majorités hostiles si leur pensée eût toujours percé en quelques points.

Mais c’est qu’en dehors de la conception générale bourgeoise, eux-mêmes n’avaient rien à dire. Que pouvaient-ils demander ? Une organisation nouvelle du travail ? Aucun d’eux n’en avait même la plus faible idée. La substitution de la propriété commune à la propriété oligarchique des grands fabricants ou à la propriété morcelée et disséminée des maîtres ouvriers ? Les très rares communistes utopiques du xviiie siècle n’avaient songé qu’à un communisme agraire, et l’industrie leur apparaissait à eux-mêmes comme le champ de l’initiative personnelle et de la propriété individuelle. D’ailleurs les maîtres ouvriers tenaient passionnément à leur autonomie relative et à leur propriété, si dépendante qu’elle fût. Il a fallu près d’un siècle et la croissance des grandes usines mécaniques pour apprendre aux maîtres ouvriers de Lyon, de Roanne et de Saint-Étienne que l’évolution sociale les condamnait inévitablement à devenir des prolétaires : c’est à peine si aujourd’hui même ils commencent à entrevoir l’ordre communiste. Comment l’eussent-ils pu il y a un siècle ?

A défaut de ces grandes transformations sociales, pouvaient-ils demander du moins, avec clarté et fermeté, une législation protectrice limitant leur journée de travail, fixant pour eux un minimum de salaire, leur assurant une absolue liberté de coalition qui leur permette de résister à la grande fabrique sans être frappés comme Denis Mounet ? Ils pouvaient bien à cet égard former des vœux, ils pouvaient bien, par une sorte d’accord local sanctionné par les autorités municipales, tenter d’obtenir une réglementation du travail plus favorable. Mais comment proposer une loi aux États-Généraux ? Comment élargir en problème général un problème qui était encore purement local ? Surtout, comment remuer ces questions, comment ouvrir les ateliers à ces souffles orageux sans susciter la revendication des vrais prolétaires, des pauvres compagnons asservis et exploités ? A ceux-là, les maîtres ouvriers n’auraient voulu accorder ni le droit de coalition ni la