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HISTOIRE SOCIALISTE

geoisie. Ils n’ont pas un idéal social déterminé, et tandis qu’en face de l’ancien régime monarchique et féodal, la bourgeoisie, dès lors puissante et consciente, peut dresser son système social et politique, les petits fabricants lyonnais réduits à pousser leur cri de misère et de révolte sont incapables de formuler pour leur propre compte une Révolution ouvrière opposée à la Révolution bourgeoise, ou même distincte de celle-ci. Ainsi s’explique un des phénomènes les plus singuliers et les plus suggestifs que nous offre l’histoire de ce temps. Voilà une ville où depuis deux siècles tressaillent les souffrances ouvrières, où l’antagonisme de la grande fabrique et des petits artisans a été à la fois, si on peut dire, chronique et aigu, et quand commence le grand ébranlement révolutionnaire, quand tout le pays est appelé à parler, à faire la loi, les ouvriers, les petits artisans ne savent que témoigner contre la grande fabrique, contre le capital, une mauvaise humeur impuissante : mais ils ne proposent rien et ne peuvent rien,

Dans les assemblées primaires où étaient nommés les électeurs chargés de choisir les députés aux États-Généraux, le vote, dans les villes, avait lieu par corporation, Or, à Lyon, tandis que pour les autres corporations, comme celles des cordonniers, des tailleurs, des chapeliers, des faiseurs de bas, le vote eut lieu sans difficulté aucune, des conflits assez violents s’élevèrent, au contraire, dans celle des passementiers et surtout dans celle des maîtres marchands et ouvriers fabricants de soie.

Qu’on le remarque bien : les corporations où aucune division ne se produisit sont celles où l’ouvrier était vraiment prolétaire : les ouvriers tailleurs, les ouvriers cordonniers, les ouvriers chapeliers, les ouvriers tisseurs de bas étaient, pour la plupart, de simples salariés, n’ayant d’autre propriété que leurs bras. Ces ouvriers ne se rendirent-ils pas aux réunions électorales ? En furent-ils exclus par le cens électoral qui pourtant, à Lyon, ne s’élevait qu’à 3 livres d’imposition par an ? ou bien, dans l’humble sentiment de leur dépendance, se contentèrent-ils d’opiner comme les maîtres ? En tout cas, ce qui démontre bien qu’il n’y avait pas à cette époque de mouvement vraiment prolétarien, c’est que, dans la ville la plus agitée, à Lyon, c’est dans les corporations où le travail est le plus prolétarisé, qu’il n’y a presque pas de débat, et les orages n’éclatent que dans les corporations de la passementerie et de la soierie, où de petits producteurs, détenteurs et propriétaires de leur métier, sont en lutte contre la grande fabrique. Aux assemblées électorales, celle-ci fut assez malmenée.

Dans les réunions de la passementerie, les grands producteurs ou marchands firent défaut, de peur d’être brutalisés ou débordés. Le prévôt des marchands constate dans son rapport, que l’assemblée des passementiers, qui compta plus de 400 membres, aurait été plus nombreuse encore « si les personnes paisibles et jouissant d’un état honnête n’eussent préféré le parti de s’abstenir de paraître à celui d’être exposées à des désagréments », et