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à l’obscurité éternelle de leurs mouvements dirigés par l’aveuglement infaillible des lois. La preuve que la sensation est surérogatoire et vaine, c’est que dans ce monde, où rien ne se perd et rien ne se crée, la sensation se crée. Il y a dans le cerveau des mouvements qui s’accompagnent de sensations ; il n’y a pas un seul mouvement qui se transforme en sensation, qui devienne sensation. Tout mouvement se transforme en un autre mouvement ; la sensation n’est donc qu’une ombre projetée sur la réalité, mais qui ne fait point partie de la réalité.

Je n’ai point à discuter cette conception purement mécanique de l’univers au point de vue religieux et moral. Elle est grande autant que sévère, et si elle écrase nos espérances, elle humilie nos présomptions. Chose étrange, elle attire la conscience humaine par la grandeur même du sacrifice qu’elle exige d’elle, et nous avons je ne sais quelle joie douloureuse à sentir que dans ce qui nous paraît être le plus nous-mêmes, nous ne sommes que néant.

Mais bientôt les protestations s’élèvent de toute part dans l’esprit et le cœur de l’homme. Je ne parle pas ici encore une fois des protestations religieuses et morales. Mais il y a en nous je ne sais quel goût de la vie et de la réalité ; un besoin de croire que la lumière qui nous emplit les yeux et le cœur, que la mélodie qui nous bouleverse l’âme avec délices ne sont pas simplement une formule d’algèbre. Et, par un singulier paradoxe, au moment même où la science prétend réduire la conscience à n’être qu’illusion et néant, la conscience profite pour s’agrandir de toutes les conquêtes de la science sur le passé. La science nous décrit l’état de la terre avant l’apparition de la conscience et même de la