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veille notre criterium de la réalité. Il y a donc sophisme à dire : Je rêve peut-être toujours. Car si toujours je rêvais, je ne saurais même pas que je rêve, ni qu’il y a rêve. On peut dire, il est vrai, pour laisser subsister entre la veille et le rêve le minimum de distinction indispensable, tout en les rapprochant le plus possible, que le rêve proprement dit est un rêve incohérent, tandis que l’état de veille est un rêve ordonné. Mais il n’y a là qu’un jeu de mots qui cache encore un sophisme. Car on a l’air de considérer que la liaison logique, l’enchaînement rationnel des événements et des perceptions est un caractère de la réalité extérieur à la réalité elle-même, qu’on peut l’en détacher et l’appliquer au rêve, sans que la réalité devienne le rêve, et le rêve la réalité.

Quand on dit : la réalité peut n’être qu’un rêve où il y a de l’ordre, de la logique, de la raison, de la pensée, on oublie que la raison et la pensée ne sont pas des quantités indifférentes et neutres qu’on puisse glisser dans le monde des apparences, sans l’élever du coup à la pleine réalité. Donc, au fond de ce paradoxe : la veille n’est peut-être qu’un rêve mieux lié, il y a ce postulat : l’enchaînement causal, l’appropriation des moyens aux fins, la liaison logique, la raison, la pensée n’entrent point comme éléments décisifs dans la notion de réalité. Et alors nous avons le droit de demander aux subjectivistes de ce degré : Quel est votre type, quelle est votre mesure de la réalité ? Ah ! je sais bien, nous sommes souvent amenés à dire devant la fragilité et le vide de la vie : La vie n’est qu’un songe ; et nous avons, en pensant ainsi, le sentiment secret d’une réalité plus réelle, plus vraie que cette réalité misérable qui laisse tomber notre cœur avant de l’avoir rempli.