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effet, car notre cerveau n’est une forme circonscrite et déterminée qu’en tant qu’il fait partie de l’ensemble de notre organisme, et qu’il est en relation avec lui par les mouvements qui lui sont propres. Mais, notre organisme étant écarté, notre cerveau n’est plus un organe, il n’est plus que cette puissance infinie de représentation qui se confond avec l’univers lui-même, et qui n’a de sens, pour nous, que par l’univers. Ainsi, bien qu’au mouvement de l’oiseau dans l’espace corresponde en nous un mouvement de la matière cérébrale, ce serait recommencer l’équivoque de Schopenhauer que de dire que l’oiseau vole dans notre cerveau ; il vole dans l’espace, et notre âme perçoit directement son vol sans passer par l’intermédiaire de notre organisme. Elle peut, dès lors, s’y associer immédiatement, et il est littéralement exact de dire que notre âme vole avec le nuage ou avec l’oiseau. Il ne faut pas dire, avec de faux poètes qui gâtent tout, qu’elle devient l’oiseau, le nuage, car cette expression forcée, au lieu d’abolir tout à fait, comme elle y prétend, notre propre individualité organique, en réveille maladroitement le souvenir. L’âme ne pourrait devenir oiseau qu’à la condition de jouer, dans le corps de l’oiseau, le rôle qu’elle joue dans son propre corps. Ainsi, elle ne serait affranchie de son propre organisme que pour être liée et limitée à un organisme étranger. Ce qui fait justement la joie des contemplations poétiques, c’est cette liberté vague de l’âme qui se mêle à toute activité et ne s’emprisonne dans aucune. Entre le mouvement cérébral qu’éveille en nous la vue des nuages flottants et cette vision elle-même, il y a évidemment une étroite correspondance par laquelle notre âme est comme mêlée aux nuages. Le mouvement même des nuages ne prend, pour nous,