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même morales, et comment notre conscience les discernerait-elle, si elle ne sentait ou l’épanouissement ou la contraction de la vie organique ? Que resterait-il pour nous de la colère, si l’on supprimait le bouleversement de l’organisme ? Il y a un excès évident dans cette thèse ingénieuse ; mais il y aurait un égal excès à isoler nos passions ou nos émotions de leurs manifestations organiques. La conscience est liée à la vie, et les émotions de notre conscience prennent nécessairement la forme de notre vie, c’est-à-dire que nécessairement elles revêtent notre corps. Il n’y a pas un lien arbitraire entre les émotions conscientes et ce que j’appellerai les émotions organiques. Les altérations du corps ne sont pas simplement une traduction et comme une illustration extérieure des altérations de l’âme. Elles sont, au fond, le même phénomène sous un autre aspect. Après tout, dans nos affections et nos émotions, même celles qu’on appelle communément spirituelles, c’est notre moi individuel qui est en question. Il s’agit de nous, êtres particuliers, et de nos relations d’affection ou de haine avec d’autres êtres particuliers. Or, notre moi n’est individuel et déterminé que par l’organisme qui le revêt ; et les autres consciences particulières ne sont des consciences particulières que par l’organisme déterminé où elles sont engagées. Ainsi, même dans les crises de sentiment les plus intimes, les plus spirituelles en apparence et les plus abstraites du corps, le corps n’est pas un témoin passif. Étant la base de l’individualité, il est par là même la base de tous les drames de la vie individuelle.

Il ne nous est possible de dire moi que parce que nous avons un corps. J’entends de dire moi dans la vie sociale. Par quoi, en effet, nous caractérisons-nous nous--