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eût sa fonction propre et sa raison suffisante. L’espace, avec son uniformité, répugnait à cette conception. Si l’espace était indépendant du monde lui-même, pourquoi, toutes les parties de l’espace étant identiques, avoir établi telle partie du monde ici, telle autre partie là ? L’indifférence, c’est-à-dire le hasard, aurait tout décidé. Oserai-je le dire ? Nous rencontrons ici, une fois de plus, ce que j’appellerai l’état d’esprit matérialiste, qui ne reconnaît la réalité d’une chose que si elle a une existence isolée, séparable. Maine de Biran a admirablement distingué deux sortes d’analyses. Il y a l’analyse mécanique, qui démembre et divise l’objet ou une idée complexe comme on découpe une orange en quarterons. Il y a aussi ce qu’on peut appeler l’analyse en profondeur, qui démêle, dans certaines manifestations, les idées qui s’y développent, les forces qui s’y déploient, mais qui ne peut jamais isoler ces idées ou ces forces parce que, par leur nature même, elles n’existent qu’en se manifestant et qu’en se déterminant. L’erreur de Leibniz est, en somme, d’appliquer ici la première analyse à un sujet qui ne comporte que la seconde. Il veut nous obliger, pour admettre la réalité de l’espace, à le considérer à part, préexistant au monde, indépendant de l’être et de ses déterminations.

Nous n’acceptons pas ces conditions arbitraires. Lorsqu’il dit : Il y a de l’être dans chacune de nos pensées, l’obligeons-nous à produire l’être à l’état d’être, à l’extraire de nos pensées ? Il y a des philosophes qui nient l’être, parce qu’on ne peut pas le distiller et le mettre dans un flacon, comme un élixir. De même, Leibniz, en spéculant sur l’abstraction de l’espace, en le séparant d’abord du monde et en demandant ensuite comment on pourra adapter l’un à l’autre, est tout à