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devancent, pour ainsi dire, le mouvement de la pensée réfléchie et de l’être lui-même, elles sont l’unité de l’être attestée d’avance et préfigurée. Ainsi nous ne séparons pas l’être de la conscience ; l’être enveloppe la conscience en tous ses points, parce que en tous ses points l’être est unité et besoin d’unité, et que toutes les consciences sont des centres d’unité, des aspirations vers l’unité, des réalisations hâtives de l’unité. Et d’autre part l’être n’existant nulle part à l’état brut, abstrait, et inorganique, il ne se manifeste jamais qu’en des centres de force et de conscience, et toutes ces consciences, anticipations d’unité, acheminent l’être universel vers l’unité totale. Tout à l’heure l’être enveloppait la conscience ; maintenant, c’est la conscience qui domine l’être et en précipite le mouvement. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est impossible de donner la priorité ou à l’être ou à la conscience ? On ne peut les séparer que par un artifice d’analyse ; toute philosophie est impuissante, qui, partant de l’être, veut aboutir à la conscience, ou, partant de la conscience, veut aboutir à l’être. Notre pensée peut bien se donner deux ordres de spectacles différents et d’impressions différentes ; elle peut tantôt se tourner vers l’être, assister à son débordement illimité et s’enivrer des cosmogonies primitives, tantôt se tourner vers la conscience, se concentrer en elle et du fond de cette unité mystérieuse assujettir l’être à ses lois. Mais ce rythme de la pensée ne peut dépasser certaines limites, sans quoi la pensée même chavire ; si elle va jusqu’au divorce de la conscience et de l’être, elle se perd elle-même, elle ne se comprend plus. Or, c’est là ce qui est arrivé à Kant ; il n’a pas vu que les sensations mêmes étaient des déterminations intelligibles de l’être ; il n’a pas vu que les catégories expri-