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avait bien vu qu’aucune de ses qualités, ni la couleur, ni la saveur, ni la pesanteur, ni la forme, n’étaient essentielles ; et comme la matière se prête à toutes les qualités et à toutes les formes, il déclarait qu’elle est, en son fond, une pure puissance, une puissance indéterminée. Peut-être, à l’état de puissance pure et d’absolue indétermination, la matière pourrait-elle n’être considérée que comme une abstraction, puisqu’elle échapperait à la fois aux prises des sens et aux prises de l’esprit. Mais la matière, dit Aristote, souffre d’être une pure puissance elle sent que l’absolue indétermination n’est que non-être et laideur. Elle sent la beauté de la forme, et elle aspire vers la forme ; c’est cette aspiration qui fait la réalité profonde de la matière. La conception d’Aristote est admirable et vraie, et je n’y contredis pas, mais elle est incomplète. Aristote ne savait pas ou n’observait pas que, dans toutes ses transformations, la matière occupe toujours la même quantité d’espace, et alors il ne savait comment fixer, comment traduire cette puissance de transformation indéfinie, mais toujours égale à elle-même, qui constitue la matière. De plus, l’aspiration vers la beauté, vers la forme, vers la détermination, s’épuisait-elle dans une première réalisation de beauté ? Comment expliquer alors le mouvement continu dans le monde et dans les êtres ? Subsistait-elle, au contraire, mêlée obscurément à la puissance nue de la matière, toujours prête à de nouveaux élans et à de nouveaux efforts ? Mais où, comment, par quoi cette puissance nue de la matière, après une première détermination, marquait-elle sa survivance ? Complétez la pensée d’Aristote par la pensée de Descartes, et vous verrez que cette puissance indéfinie et toujours égale