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la forme indéfiniment, on peut lui retirer la pesanteur. Mais il reste toujours étendu, et non seulement il reste étendu, mais la quantité d’espace qu’il occupe reste toujours la même. Qu’il soit solide, liquide ou gazeux, ou même à l’état impondérable, que ses éléments soient groupés ou dispersés, le volume total qu’ils occupent est invariable, et il est la seule chose qui soit invariable. Le poids total du corps ne varie pas dans les transformations physiques qu’il subit de l’état solide à l’état gazeux, de l’état gazeux à l’état solide, mais il est un point où le poids disparaîtrait avec la pesanteur elle-même, et si le corps appuyait son existence sur ses qualités périssables, il risquerait de s’évanouir. C’est seulement par la quantité d’espace qu’il occupe qu’il s’inscrit dans la réalité impérissable et éternelle. Il n’existe que comme fragment de l’espace, et c’est seulement parce que le caprice changeant de ses formes découpe toujours la même quantité d’espace, qu’il participe à l’immuable réalité. L’impénétrabilité même des divers éléments du corps résulte de l’impénétrabilité des diverses parties de l’espace. C’est ainsi qu’au moins par un aspect, la matière, en son terme dernier, se confond avec l’espace. Spinosa, dans de très grandes paroles, dit : que l’étendue vraie, réelle, n’est pas l’étendue particulière et circonscrite des corps déterminés, mais l’étendue une, continue, infinie, dont tous ces corps ne sont que des modes, et qui emplit l’esprit d’une émotion divine. C’est là, au fond, la pensée de Descartes traduite par un homme qui ne concluait pas seulement à Dieu, mais qui le voyait. Descartes, en faisant de l’étendue l’essence même de la matière, a fait faire à la pensée humaine un pas décisif. Aristote avait analysé profondément la notion de matière ; il