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n’entend pas, de clartés que l’œil ne voit pas, d’élans et de rêves que l’âme ne démêle pas. Toutes les forces du monde et de l’âme sont ainsi dans l’être, mais obscurément et n’ayant plus d’autre forme que celle qui est marquée, pour ainsi dire, par leur plus secrète palpitation. Quand la mer a débordé doucement sur une plage odorante, elle ramène et emporte, non pas les herbes et les fleurs, mais les parfums, et elle roule ces parfums subtils dans son étendue immense. Ainsi fait l’être qui recueille, dans sa plénitude mouvante et vague, toutes les richesses choisies du monde et de l’âme. Dirons-nous donc, maintenant, qu’il est une abstraction et non pas une réalité ?

L’être étant une réalité et toute la réalité, qu’est-il en son fond ? L’être ne peut pas être plus ou moins l’être, il n’y a pas de degrés en lui. Partout où il est, il est pleinement, c’est-à-dire qu’il est, en tous ses points, infini. Mais, par là même, une partie quelconque de l’être équivaudrait à l’être tout entier. Une partie de l’être, étant infinie, ne pourrait pas s’agrandir en s’annexant une autre partie de l’être, c’est-à-dire que, si l’être restait indéterminé, toute partie de l’être serait indifférente à toute partie de l’être. L’être serait indifférent à lui-même, et la réalité infinie se résoudrait en un néant infini. L’être donc, par cela seul qu’il est l’être, et qu’il veut persévérer dans l’être, aspire à se déterminer, à se préciser, et à réaliser l’unité vivante de l’infini par l’harmonie de ses formes innombrables. Pour durer, l’être doit cesser d’être l’unité indéterminée pour devenir un système : de là l’univers. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit point ici d’une déduction chronologique, il n’y a pas eu un temps où l’être était à l’état indéterminé, il n’y a pas eu une heure où il est