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choses, ou, plutôt, elle en est le fond ; ni l’âme, ni l’esprit, ni les sens ne peuvent rien toucher sans toucher à elle. En savourant les parfums, les clartés, les formes, les joies intimes, nous nous imprégnons d’être par toutes nos puissances de connaître et de sentir. Il y a, de l’être à ses manifestations changeantes, une merveilleuse réciprocité de service. Si nous ne sentions pas l’être, au fond même des choses les plus subtiles et les plus fuyantes, notre âme se dissoudrait dans la vanité et l’incohérence de ses joies. Il y a, jusque dans la subtilité du rayon qui se joue, quelque chose de résistant, et si les couleurs et les sons peuvent se compléter dans notre âme par d’étranges et mystérieuses harmonies, c’est que les sons et les couleurs mêlent, dans les profondeurs de l’être, leurs plus secrètes vibrations. Mais, pendant que d’un côté l’être donne ainsi, à toutes les manifestations sensibles, ce commencement d’unité qui est nécessaire aux choses les plus libres, et cette solidité qui est nécessaire aux plus exquises, les manifestations sensibles, à leur tour, communiquent à l’être un ébranlement mystérieux qui leur survit. Rien de précis ne subsiste dans mon âme des belles formes que j’ai admirées, des parfums que j’ai respirés, des splendeurs dont je me suis enivré ; et pourtant, lorsque mon âme, toute vibrante de ces émotions disparues, s’élève jusqu’à l’idée de l’être universel, elle y porte, elle y répand à son insu les frissons multiples qui l’ont traversée ; voilà comment l’idée de l’être n’est point vaine : c’est que, s’étant répandue en toutes choses, dans les souffles, dans les rayons, dans les parfums, dans les formes, dans les admirations et les naïvetés du cœur, elle a gardé quelque chose de toute chose ; ses profondeurs vagues sont traversées de souffles que l’oreille